Cela fait exactement 50 ans, à quelques jours près que débuta, le 13 mai 68, la grève qui devait se généraliser en une semaine à toute la classe ouvrière, 10 millions de grévistes, la grève générale la plus massive qu’ait jamais connue le pays.

Ce n’est pas par souci de commémoration, l’histoire ignore les commémorations, mais il se trouve qu’en ce mois de mai 2018, la grève générale est présente dans bien des têtes, que ce soit celles des militants du mouvement actuel, cheminots, salarié-e-s d’Air France, de Carrefour, de l’Education nationale, postiers, jeunes, étudiants et lycéens, ou celles de nombre de travailleurs qui regardent avec sympathie les grèves en cours et les mobilisations étudiantes. Il y a en effet la conscience ne serait-ce que dans une minorité active qu’une bataille est engagée avec le gouvernement Macron pour repousser son offensive, lui faire ravaler de son mépris et de sa morgue et que pour cela le tous ensemble est nécessaire et aussi possible.

Sans penser que nous devrions avoir l’objectif de recommencer Mai 68, ce qui n’a pas de sens, l’histoire ne bégaie pas, le joli mois de mai 68 représente une expérience que nous avons besoin de nous approprier pour mieux comprendre notre propre action, notre propre rôle même s’ils s’inscrivent dans une situation profondément différente. D’où l’explosion sociale tire-t-elle son matériel inflammable? Qu’est-ce que la « spontanéité » des masses ? Comment se forme et évolue leur conscience ? Quel est le rôle joué par la jeunesse étudiante ? Celui des appareils syndicaux ? De la gauche politique ? Des minorités révolutionnaires? Mai 68 nous aide à comprendre aujourd’hui, nos combats, nos tâches, à condition de ne pas en faire un mythe mais un moment vivant inscrit dans l’évolution des luttes de classe qu’il a bouleversées au point que le contexte actuel en est radicalement différent.

Mai 68, étudiants et travailleurs construisent la grève générale

On connaît l’argument dont se servent les bureaucraties syndicales pour justifier leur inaction quand des possibilités existent d’étendre et de renforcer des mobilisations. La grève générale « ne se décrète pas », il « ne suffit pas d’appuyer sur un bouton », répétait Bernard Thibaud, alors à la tête de la CGT, lors des grèves de 2003 dans le même temps où l’appareil du syndicat mettait tout son poids pour empêcher les cheminots et les salariés de la RATP de rejoindre le mouvement des enseignants au lendemain de l’énorme journée de mobilisation de la Fonction publique du 13 mai contre la réforme des retraites de Fillon.

Il est vrai qu’une grève générale, un mouvement de fond ne se décrètent pas, mais une fois que l’on a dit cela, on n’a rien dit, à moins de penser qu’elle puisse être un don du ciel ! En mai 68, personne formellement n’a appelé à la grève générale, mais celle-ci a été le produit de la volonté consciente de centaines de milliers de jeunes, de travailleurs qui l’ont voulue, l’ont imposée aux appareils même s’ils n’ont pas eu la capacité d’en prendre la direction. Certes, ils ne scandaient pas à tout bout de champ « grève générale ! » mais la révolte étudiante, ses militants, ses porte-parole, et sa direction l’Unef et le Snesup, en ont été les déclencheurs et, sous la pression des travailleurs, la CGT s’en est fait l’instrument, même si c’était à son corps défendant, pour mieux en garder le contrôle.

Les étudiants osèrent tenir tête au pouvoir de De Gaulle et ne pas plier devant la répression violente qu’il ordonna contre eux.

L’UNEF formula trois revendications qu’elle était déterminée à obtenir, le retrait des forces de police du Quartier latin, la suspension des poursuites et l’amnistie des condamnés, la réouverture des facultés fermées. Devant l’absence de réponse du gouvernement autre qu’une promesse en forme d’ultimatum -la réouverture des facultés « dès que l’ordre régnera »-, une manifestation rassembla 50 000 personnes le soir du vendredi 10 mai. Ce sera la « nuit des barricades ». Le Quartier latin est bouclé, les manifestants attendent face aux CRS sur le Boulevard Saint-Michel le résultat des négociations entre leurs représentants et le recteur et montent des barricades. La police attaque violemment, les affrontements durent toute la nuit, les manifestants recueillent une large sympathie parmi la population et le soutien de plusieurs personnalités du monde intellectuel et artistique.

La nuit des barricades a provoqué un choc électrique dans tout le pays. Le mouvement étudiant avait fait s’effondrer le mythe du pouvoir fort, celui de De Gaulle, dont les appareils syndicaux disaient qu’on ne pouvait rien contre lui. Non seulement les étudiants avaient résisté à la répression et affronté les forces de police, mais ils avaient gagné par leur détermination une large sympathie parmi la population et en premier lieu la classe ouvrière.

En réalité, retournement du rapport de force, le pouvoir fort, personnel de De Gaulle était devenu la cible convergente de tous les mécontentements, le slogan « De Gaulle, dix ans ça suffit » était de toutes les manifestations. Les raisons qui lui avaient permis d’apparaître comme l’homme providentiel au début des années 60 ayant disparu, le pouvoir de De Gaulle n’était fort à la fin de la même décennie que de la passivité des bureaucraties syndicales. C’est ce que révéla le mouvement étudiant, déclic, secousse électrique qui donna l’envie à des millions de travailleurs d’en découdre eux aussi.

Le 13 mai, la journée de grève générale de protestation contre la répression appelée par la CGT, la CFDT et l’UNEF, en solidarité avec le mouvement étudiant, est unanimement suivie, la manifestation à Paris regroupe près d’un million de participants qui se sentent unis par la même révolte contre le pouvoir gaulliste et tout ce qu’il incarne de la pourriture de ces dix années, et au-delà des mensonges de l’après-guerre.

L’appareil stalinien s’est résolu à appeler à ce qu’il espérait être une journée sans lendemain, il ne pouvait pas faire moins, seule façon d’éviter d’être débordé dans la classe ouvrière comme il l’avait été dans la jeunesse.

Mais le 14 mai, les ouvriers de Sud-Aviation se mettent en grève illimitée, ainsi que ceux de Renault Cléon qui occupent leur usine, et très rapidement la grève s’étend à toutes les usines du groupe.

Face à l’extension du mouvement de grève et alors que les universités rouvertes sont occupées et deviennent des lieux de discussions et de contestation du pouvoir, la direction de la CGT donne libre cours à ses équipes militantes pour mettre leur entreprise en grève afin d’en contrôler l’organisation.

Au début de la semaine suivante, le lundi 20 mai, la grève s’était étendue à tous les secteurs de l’économie. Dix millions de salarié-e-s sont en grève, l’économie à l’arrêt, le pays complètement bloqué.

La classe ouvrière s’engouffre dans la brèche

L’entrain des travailleurs à se lancer dans la grève mettait en lumière le mensonge des discours sur la prospérité. Dans une conférence de presse en novembre 1967, De Gaulle insistait -déjà- sur la « compétitivité » nécessaire de l’industrie, il promettait au « personnel des entreprises » une « participation directe au capital, aux résultats et aux responsabilités » et se vantait d’une augmentation « en moyenne de 50 % depuis huit ans » du niveau de vie.

Cette moyenne cachait des réalités bien différentes. Dans l’après-guerre, la classe ouvrière avait été surexploitée au nom de l’effort de « reconstruction nationale », subissant des privations sans fin, le rationnement alimentaire jusqu’en 1949, un travail de forçat pour un salaire de misère. Il faut ajouter à ce tableau les sales guerres coloniales menées par l’État français, l’Indochine de 46 à 54, puis l’Algérie où le contingent -et donc une grande fraction des jeunes travailleurs ou étudiants- fut mobilisé de 1956 jusqu’en 1962 pendant les 18 mois de service militaire obligatoire et souvent plus en tant que rappelés.

La production atteignit le niveau d’avant-guerre à partir de 1952 seulement, la « reconstruction » s’achevait et commença alors une nouvelle période d’industrialisation avec une forte croissance de la classe ouvrière où de nombreux jeunes paysans quittant la campagne, les femmes et les immigrés fournissent une main d’œuvre mal payée, surexploitée, les ouvriers spécialisés (OS). Quand se développe une production de masse de biens de consommation, la classe ouvrière ne bénéficie pas de ce qu’elle produit : ni machine à laver ni réfrigérateur ni télévision, encore moins une automobile et beaucoup d’ouvriers en particulier les immigrés vivent dans les bidonvilles ou des cités d’urgence à la périphérie de Paris ou des grandes villes de provinces.

Le travail à la chaîne, parcellaire, répétitif, souvent un travail de force, est éreintant et dangereux. Un quart des salariés de l’industrie travaille en équipes, 2x8 ou 3x8 et subissent des cadences infernales. En 1966, 53 % des ouvriers travaillent 48 heures et plus par semaine. 2 millions de salariés gagnent moins de 500 F par mois (la revendication des grévistes de mai 68 sera de 1000 F de salaire minimum, celle des syndicats était de 600 F par mois). Les sanctions, amendes, brimades et humiliations, en particulier racistes et sexistes étaient monnaie courante.

Dans les mois qui précédèrent l’explosion de mai 68, plusieurs grèves importantes éclatèrent pour des augmentations de salaire et le chômage touchait désormais 350 000 travailleurs.

Quand, après le 13 mai, les travailleurs entrent en grève, c’est bien sûr à cause de cette exploitation qu’ils subissent depuis tant d’années, mais pas seulement. Beaucoup se retrouvent dans l’irrévérence du mouvement étudiant, sa façon de tourner en dérision l’arrogance et l’hypocrisie du pouvoir et ils ne supportent plus le carcan conformiste, nationaliste, anti-démocratique des appareils qui encadrent la classe ouvrière, en particulier staliniens. Beaucoup d’ouvriers, surtout les jeunes, préféreront participer aux discussions passionnées sur la société capitaliste et la révolution que de rester chez eux ou confinés dans leur usine comme les y invitera la CGT.

La gauche syndicale et politique garant de l’ordre social

Aucune des grandes organisations syndicales et politiques de gauche ne voulait, en fait, mettre en péril le pouvoir de De Gaulle. Elles ne pouvaient pas en même temps se mettre ouvertement en travers du mouvement.

Les dirigeants du PC n’ont cessé de calomnier les leaders étudiants : « de faux révolutionnaires à démasquer », titre Georges Marchais dans un article publié dans l’Humanité le 3 mai, « des fils de grands bourgeois », des « gauchistes irresponsables et aventuristes »… Ils dénonceront ensuite la répression policière et leurs militants contribueront à étendre et généraliser la grève mais les directions n’appelleront jamais à la « grève générale ».

Dans la plupart des cas, les militants syndicaux suivant les consignes de l’appareil CGT inciteront les ouvriers à rédiger des cahiers de revendications puis à retourner chez eux, tandis que des équipes syndicales restreintes occupaient les usines et s’opposaient physiquement à ce que les étudiants puissent entrer dans les usines, ne voulant surtout pas non plus que les travailleurs des différentes entreprises se retrouvent, discutent et décident ensemble.

Aussi, les éléments les plus actifs et politisés parmi les travailleurs vont-ils chercher dans les manifestations ou les universités les discussions et créer des liens avec ces « gauchistes » et ces « révolutionnaires ».

Le 25 mai, après une deuxième nuit des barricades, s’ouvrent en secret des négociations entre le patronat et les syndicats sous l’égide du gouvernement. Les accords de Grenelle, sont bouclés en moins de 48 heures alors même que les concessions faites sont dérisoires, bien en-deçà même des revendications traditionnelles des syndicats. Lorsque Georges Séguy, le secrétaire général de la CGT vient en présenter le résultat aux ouvriers de Renault Billancourt le 27 mai, il est hué par les grévistes. Faisant aussitôt volte face, il appelle à continuer la grève, comme cela se fait dans de nombreuses entreprises. Mais la signature d’accords nationaux a décapité la grève générale, chaque entreprise ou branche est renvoyée à elle-même. Pas question pour le PC et la CGT que les travailleurs se sentent pleinement les acteurs d’un même combat, d’un affrontement de classe contre la bourgeoisie et De Gaulle.

Alors que la grève était de fait générale et politique.

Le soir de ce même 27 mai se tint à Charléty un immense meeting des organisations étudiantes et du PSU qui rassemble 50 000 personnes. Mendès-France présenté alors, avec Mitterrand, comme un recours en cas de départ de De Gaulle, y fait une apparition sans y prendre la parole. Le lendemain, Mitterrand se dit candidat à la présidence de la République si le non l’emporte au referendum et il propose que Mendès France forme un gouvernement provisoire. Mais ni l’un ni l’autre n’exigent la démission de De Gaulle, espérant seulement que celui-ci, de lui-même, quitte le pouvoir.

De Gaulle non seulement n’en fait rien, mais fort de leurs reculades, il reprend l’offensive. Le 30 mai il annonce qu’il ne se retirera pas, qu’il ne changera pas de Premier ministre et qu’il dissout l’assemblée, agitant la menace du « communisme totalitaire » et convoquant des élections législatives pour les 23 et 30 juin.

Tous les partis acceptent de jouer le jeu parlementaire mais le samedi 1er Juin, à l’appel de l’UNEF et des organisations d’extrême gauche, 40 000 personnes manifestent de la gare Montparnasse à la gare d’Orléans Austerlitz en criant « Ce n’est qu’un début, continuons le combat ! ». « Élections : Trahison ! », « Elections, piège à cons ! ».

A partir du lundi 3 juin, les syndicats s’emploient peu à peu à faire reprendre le travail. Toute la presse parle de reprise, y compris l’Humanité qui présente celle-ci comme contrariée seulement par le patronat et le gouvernement. Face à cette capitulation, le pouvoir fait donner la répression. Le 7 juin, les CRS occupent l’usine de Renault-Flins, de violents affrontements ont lieu entre la police et les étudiants venus soutenir les ouvriers. Le 10 juin, un lycéen meurt noyé dans la Seine. Le 11 juin, les CRS attaquent les ouvriers de Peugeot à Sochaux. Deux ouvriers sont tués.

Le 13 le gouvernement interdit 11 organisations d’extrême gauche.

La grève générale canalisée et trahie

De Gaulle resté au pouvoir grâce à la capitulation de la gauche syndicale et politique sera obligé d’en partir un an plus tard. Les gains de la grève sur le plan économique furent très faibles, elle avait été bradée par les syndicats, mais les gains politiques en termes de conscience, de confiance des travailleurs en leurs propres forces, furent une vraie révolution. La combativité dans la classe ouvrière resta élevée pendant plus d’une décennie, beaucoup de jeunes rejoignirent les organisations révolutionnaires malheureusement divisées, beaucoup aussi déchirèrent leur carte de la CGT ou du PC mais d’autres s’y organisèrent alors que se dessinait la perspective d’une Union de la gauche aux apparences radicales alors que Mitterrand, l’ancien ministre de l’Intérieur de 1954, adversaire de l’indépendance de l’Algérie, allait jusqu’à prononcer la « rupture avec le capitalisme » en 1971, au moment de son OPA sur l’ancienne SFIO. Les illusions que cette unité de la gauche suscita dans le monde du travail et de la jeunesse provoquèrent une forte démoralisation à partir des années 1980 au cours des deux septennats de Mitterrand, en particulier des militants du PC tant à cause de l’effondrement de l’URSS qu’à cause de la politique de leur parti au gouvernement de 81 à 84 puis de soutien au PS.

S’il y a bien une leçon à retenir de 68, c’est que si aucun de ses acteurs n’avait anticipé ou décidé de la grève générale, celle-ci ne peut porter ses fruits, voire déboucher sur la lutte pour le pouvoir que si la fraction de la classe ouvrière et de la jeunesse la plus consciente, la plus décidée se coordonne et s’organise en parti.

Les événements n’ont obéi à aucun plan préétabli, aussi bien dans la révolte de la jeunesse que dans la grève générale. Par contre, la jeunesse a pu donner libre cours à sa révolte parce qu’elle ne craignait pas de troubler l’ordre social et d’affronter l’État et sa police, parce qu’elle était actrice de sa lutte, tandis que pour l’appareil du PC et de la CGT, hégémoniques dans la classe ouvrière à cette époque, il n’était pas question de risquer d’apparaître comme des fauteurs de trouble ni de faire en sorte que les travailleurs eux-mêmes organisent et dirigent leur lutte. Au contraire, le PC voulait montrer qu’il était un parti qui pourrait accéder à la gestion des affaires de la bourgeoisie, à son gouvernement. Il avait besoin pour cela de ce qu’il restait du PS et ni pour l’un ni pour l’autre il n’était possible d’être porté au pouvoir par la grève générale.

La condition pour que la grève générale puisse aller plus loin, porter tous ses fruits aurait été que les travailleurs s’organisent hors des appareils dans des comités de grève pour la diriger et l’organiser. Franchir cette étape dépasse la spontanéité mais demande une conscience claire des enjeux de la lutte, des rapports de classes, de la nature de l’État, de sa fonction au service de la bourgeoise pour être capable de mener une politique répondant aux seuls besoins des travailleurs et de leur lutte. Cette conscience de classe ne peut naître spontanément, elle exige une organisation, un parti totalement indépendant des institutions, un parti révolutionnaire.

L’expérience de la grève générale, retour sur son histoire

La puissance de la grève de 68 a fait de ce moment une situation révolutionnaire, mais, paradoxe, personne hormis la classe dirigeante et son personnel politique, ne se posait réellement la question du pouvoir. Les travailleurs utilisèrent la grève et la généralisèrent pour exprimer leur solidarité avec les étudiants, défendre leurs droits, contester l’exploitation et le pouvoir en place mais sans imaginer qu’il leur était possible de le conquérir. Pourtant, la grève générale par elle-même pose cette question, qui a nourri bien des discussions au sein du mouvement ouvrier.

Au XIXème siècle, à la suite des chartistes anglais, les anarchistes en faisaient la propagande mais celle-ci était très abstraite : un beau jour, tous les travailleurs d’un même pays se croiseraient en même temps les bras ; si le pouvoir des classes possédantes s’effondrait, ils mettraient en place la société nouvelle ; si au contraire celles-ci usaient de la violence contre eux, ils seraient en droit de riposter. Depuis qu’Engels avait démontré l’absurdité de ce schéma en 1873, les responsables du parti social-démocrate ou des syndicats allemands mettaient la grève générale à l’index en usurpant l’autorité d’Engels qui ne partageait pas leur point de vue. La grève générale, dans tous les cas, qu’elle soit recommandée ou prohibée, n’était conçue que comme l’arrêt de travail général et concomitant de tous les travailleurs sur l’ordre du parti et des syndicats, qu’on pouvait à loisir utiliser ou non, une « arme, ironise Rosa Luxembourg en 1906 dans sa brochure « Grève de masse, parti et syndicat », purement technique qui pourrait à volonté, selon qu’on le juge utile, être « décidée » ou inversement « interdite », tel un couteau que l’on peut tenir fermé pour toute éventualité dans la poche ou au contraire ouvert et prêt à servir quand on le décide. »

La révolution russe de 1905 bouleversa ces conceptions en donnant à voir une grève de masse qui était tout le contraire du schéma d’une grève planifiée et décidée par en haut, commençant et s’arrêtant à la date voulue par ses initiateurs. Les travailleurs et militants sociaux-démocrates allemands se passionnèrent pour les événements en Russie. Un congrès du parti socialiste en 1905 adopta une résolution admettant, pour la première fois, l’utilisation de la grève générale en tant que protestation politique contre des atteintes à la démocratie. L’année suivante, le congrès des syndicats allemands, bien que construits sur les mêmes bases politiques que le parti social-démocrate adopta la résolution inverse, l’interdiction de toute propagande de la grève générale. La bureaucratie syndicale restait braquée sur ses positions conservatrices, argumentant au nom de l’indépendance qu’elle devrait avoir par rapport au parti et craignant tout ce pourrait mettre en danger son organisation.

La brochure de Rosa Luxembourg Grève de masse, parti et syndicat combat ce conservatisme bureaucratique en prenant appui sur l’expérience de la révolution russe. Elle montre que la révolution s’inscrit dans une série d’événements, d’évolutions qu’elle fait remonter aux premières grèves, en 1896-97, des ouvriers du textile à Saint-Pétersbourg. « Il est absolument faux d’imaginer la grève de masse comme une action unique. La grève de masse est bien plutôt un terme qui désigne collectivement toute une période de la lutte de classes s’étendant sur plusieurs années, parfois sur des décennies. »

« Nous voyons déjà ici se dessiner tous les caractères de la future grève de masse : tout d’abord l’occasion qui déclencha le mouvement fut fortuite et même accessoire, l’explosion en fut spontanée. Mais dans la manière dont le mouvement fut mis en branle se manifestèrent les fruits de la propagande menée pendant plusieurs années par la social-démocratie ; au cours de la grève générale les propagandistes social-démocrates restèrent à la tête du mouvement, le dirigèrent et en firent le tremplin d’une vive agitation révolutionnaire. Par ailleurs, si les grèves semblaient, extérieurement, se borner à une revendication purement économique touchant les salaires, l’attitude du gouvernement ainsi que l’agitation socialiste en firent un événement politique de premier ordre. En fin de compte, la grève fut écrasée, les ouvriers subirent une « défaite ». Néanmoins, dès le mois de janvier de l’année suivante (1897), les ouvriers du textile de Saint-Pétersbourg recommencèrent la grève générale, obtenant cette fois un succès éclatant : l’instauration de la journée de onze heures trente dans toute la Russie. Résultat plus important encore : après la première grève générale de 1896, qui fut entreprise sans l’ombre d’organisation ouvrière et sans caisse de grève s’organisa peu à peu dans la Russie proprement dite, une lutte syndicale intensive qui bientôt s’étendit de Saint-Pétersbourg au reste du pays, ouvrant à la propagande et à l’organisation de la social-démocratie des perspectives toutes nouvelles. C’est ainsi qu’un travail invisible et souterrain préparait, dans l’apparent silence sépulcral des années qui suivirent, la révolution prolétarienne. »

Pour Rosa Luxembourg, la grève générale ou la révolution ne peuvent être le résultat de l’agitation ou de la propagande pas plus que d’une décision par haut. Et la tâches des révolutionnaires n’est pas nécessairement d’en être les initiateurs, par contre ils sont au cœur de ces luttes et se fixent comme objectif de les organiser, comme le dit Lénine dans un texte de 1897, « sous ses deux aspects : socialiste (lutte contre la classe des capitalistes en vue de détruire le régime des classes et d’organiser une société socialiste), et démocratique (lutte contre l’absolutisme en vue d’instaurer en Russie la liberté politique et de démocratiser le régime politique et social du pays) ». Ils sont capables de comprendre les aspirations et sentiments des travailleurs, les changements qui s’opèrent dans les têtes et d’avoir une politique, de prendre des initiatives qui permettent au mouvement d’aller au bout de ses possibilités.

Ce sont des mouvements spontanés au sens où ils ne se produisent pas suite à un appel venu d’en haut, où ils ne peuvent être ni prévus ni planifiés, mais leur caractère extrêmement contagieux reflète le niveau de conscience très élevé de ses acteurs, des travailleurs russes dont une fraction toujours plus large a fait son expérience dans les luttes des années précédentes. Nombre de travailleurs réagissent aux coups portés à d’autres comme si eux-mêmes étaient personnellement touchés. Cette fraction des ouvriers s’est organisée dans le parti social-démocrate et les syndicats lutte de classe. Ils ont joué un rôle déterminant dans le développement de la grève générale et de révolution de 1905, prélude à 1917.

Ce n’était qu’un début, continuons le combat !

Mai 68 fut une formidable explosion sociale, révolutionnaire dans le sens où tout fut critiqué de l’ordre social, moral, politique, issu de l’après-guerre dans le cadre de la vague des révolutions coloniales, du mouvement noir aux États-Unis et des révoltes ouvrières dans les pays de l’est, dans le sens aussi où elle posait, de fait, la question du pouvoir. De Gaulle en avait bien conscience, lui qui chercha l’appui de l’armée, avant de mesurer à quel point il n’avait rien à craindre de la gauche syndicale et politique. Cette dernière n’osa pas même exiger son départ, craignant de devoir alors son pouvoir à la rue. Cette dérobade fut aussi possible parce que, paradoxalement, aussi radical, révolutionnaire que fut le mois de mai, la grande majorité de ses acteurs ne se posaient pas eux-mêmes la question du pouvoir. D’une certaine façon, ils ne pouvaient se poser une question qui n’avait pas de réponse même embryonnaire. Le régime gaulliste fut contesté et n’y survécut pas au final mais la bourgeoisie elle-même ne fut pas inquiétée. Le capitalisme était loin d’avoir épuisé ses possibilités et la classe ouvrière loin de contester directement son pouvoir.

Cinquante ans plus tard, la situation est, de ce point de vue, radicalement différente. L’offensive de Macron s’inscrit dans le tournant mondial d’une offensive générale contre les travailleurs et les peuples. Mai 2018 après le printemps 2016 et le mouvement contre les ordonnances sur la loi Travail en 2017 marque un renouveau des luttes et un mouvement pour coordonner celles-ci à l’heure où les appareils syndicaux sont de plus en plus contestés et la gauche effondrée.

Les paroles de Rosa Luxembourg citées plus haut - « Il est absolument faux d’imaginer la grève de masse comme une action unique. La grève de masse est bien plutôt un terme qui désigne collectivement toute une période de la lutte de classes s’étendant sur plusieurs années… » - donne leur sens aux luttes et aux évolutions engagés depuis 2016 en soulignant le processus politique en cours de rassemblement des forces du prolétariat pour affronter la bourgeoisie et son Etat, processus qui pose la question du pouvoir.

Pour nous donner les moyens d’agir dans ce processus sans aucun doute, avons-nous besoin de tirer les leçons de 68, de faire notre propre bilan, celui du mouvement révolutionnaire qui été incapable de surmonter ses divisions pour jeter les base d’un parti des travailleurs. Impuissance qui a entretenu ces divisions.

Mai 68 fut un extraordinaire renouveau des idées de la révolution. La grève générale en montrait les acteurs, les travailleurs et la jeunesse, leur enthousiasme, leur force potentielle, et le rôle conservateur des bureaucraties syndicales. L’extrême gauche révolutionnaire devint une force capable de peser sur la scène politique et aurait pu le faire bien davantage si les différentes composantes avaient recherché la possibilité de constituer un cadre commun.

Il est bien difficile d’imaginer, quelle que soit la valeur, les interventions, le rôle fécond des militants des différents courants anticapitaliste et révolutionnaire dans le mouvement actuel d’imaginer que nous soyons capables d’aider au rassemblement des forces du prolétariat, à sa prise de conscience politique, de gagner sa confiance si nous ne sommes pas capables de rassembler nos propres forces.

L’arrogance de Macron, son mépris des travailleurs comme de la démocratie, sa suffisance et son aveuglement sont de puissants accélérateurs de la prise de conscience du fait qu’il n’y a pas d’autre issue que la lutte mais cette prise de conscience ne deviendra un instrument pour affronter l’Etat que si le courant socialiste, communiste, démocratique et révolutionnaire se donne la force, les idées pour entraîner et convaincre en construisant sa propre unité.

Galia Trépère

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