Les accords de libre échange en cours de négociation par l’Union européenne et les Etats-Unis (TAFTA) comme celui en voie de signature avec le Canada (CEPA) suscitent, à juste titre, inquiétude et contestation. Des manifestations ont réuni 9 000 manifestants anti-TAFTA à Bruxelles le 9 septembre, 250 000 à Berlin le 10 octobre, alors que se prépare la manifestation de samedi 15 à Paris à l’initiative du collectif Stop-Tafta. Ce collectif dénonce l’hypocrisie du gouvernement qui fait semblant d’avoir des réticences sur le TAFTA alors qu’il s’apprête à signer son clone, le CETA. Il dénonce le secret dans lequel ces accords sont négociés par la Commission européenne, le fait que 95 % des organismes qu’elle a consultés sont les lobbys des multinationales. Il en décrit les menaces sociales, économiques, écologiques, démocratiques… De bonnes raisons de nous opposer à ce qui ne peut être qu’un arrangement entre prédateurs pour mieux pressurer les travailleurs et les peuples.

Mais à défaut de formuler une réponse globale autre que l’exigence, pour le gouvernement, de ne pas signer l’accord CETA et de stopper les négociations sur le TAFTA, il laisse la place à la politique protectionniste que défendent un certain nombre d’organisations s'opposant au TAFTA et au CEPA.

Passons sur les positions souverainistes et cocardières bien connues de Mélenchon, chantre d’un « protectionnisme solidaire » et « l’indépendantisme français », qui se targue d’avoir été le premier à révéler l’existence des négociations secrètes sur le TAFTA… Le PCF, quant à lui, dans un communiqué du 31 aout où il se félicitait (un peu tôt…) de l’annonce par le secrétaire d’Etat au commerce extérieur, Matthias Fekl, que la France se retirait des négociations sur le TAFTA, appelait « … le président et l'Exécutif à la cohérence et à la défense des intérêts économiques et sociaux de notre peuple et des peuples européens, et donc à retirer de la même façon son soutien au  CETA et au TISA [accord sur le commerce des services] pour initier au contraire des traités de maîtrise des échanges visant le développement humain, social et écologique, et celui des biens communs. Un autre chemin, celui d’une régulation commerciale mutuellement bénéfique pour les peuples, ayant le souci du bien commun au niveau international, est pourtant possible. La France devrait en être la promotrice… ». Il faut oser écrire cela, alors que l’on vient de se battre pendant des mois contre la loi Travail concoctée par « le président et l’Exécutif » pour le plus grand bonheur du MEDEF et des multinationales !

Cependant, oui, effectivement, un « autre chemin » vers une société débarrassée des méfaits de la dictature des multinationales et de leur « libre échange » « est possible », et même nécessaire. Mais il ne passe certainement pas par le retour vers une souveraineté nationale, française ou européenne, fût-elle « de gauche », ni vers un protectionnisme, fût-il « raisonné » ou « solidaire »…

Libre-échange et protectionnisme, les oscillations d’un système régi par la concurrence

« Libre-échange » et « protectionnisme » sont présentés par les institutions internationales, Front Monétaire International, Organisation Mondiale du Commerce, G20… comme deux politiques antinomiques. Au G20 de septembre dernier, les dirigeants de 20 plus grandes puissances mondiales ont rappelé leur résolution à « s’opposer au protectionnisme », cause selon eux du ralentissement de l’économie et des échanges internationaux ; l’OMC, chantre du libre échange, fait toujours, contre vents et marées, de sa généralisation à l’ensemble du commerce mondial la condition nécessaire et suffisante d’un avenir radieux pour l’ensemble de l’humanité…

En 1944, les accords de Bretton Woods organisés à l’initiative des USA instituaient, avec le FMI et la Banque mondiale, l’OIC, organisation internationale du commerce. L’OIC est devenue le GATT (accord général sur les taxes douanières et le commerce) en 1947, qui laissait place à l’OMC en 1994. Il s’agissait, dans les discours, de créer des organes de régulation financière et commerciale afin d’éviter que renaissent les causes qui avaient conduit à la grande crise de 1929 et à la guerre. Un credo guidait (et guide toujours…) leur action : s’appuyant sur les « avantages » que possèderait chaque pays vis-à-vis des autres, le libre échange serait un facteur de développement, de paix et de démocratie… Pour cela, il fallait lever les obstacles à la circulation des marchandises, de réduire et rendre équivalents les droits de douanes, avec éventuellement des exceptions pour compenser certains déséquilibres. Les pays qui le souhaitaient pouvaient constituer des « zones de libre-échange » au sein desquelles les échanges seraient encore plus « libres », comme c’est le cas de l’Union européenne…

Mais sur un marché international ouvert, ce sont les banques les plus puissantes, les entreprises les plus compétitives, celles des pays les plus avancés, qui imposent leur loi, prennent les parts de marché, siphonnent les richesses par mille biais, dont celui de la dette. Au lieu de s’égaliser, les inégalités se creusent. Et cela aussi bien au niveau des échanges internationaux qu’au sein des zones de libre échange et des pays eux-mêmes.

Derrière l’enfumage, Bretton Woods était en réalité l’institutionnalisation de l’hégémonie sans partage acquise par l’impérialisme US sur le reste du monde dit « libre » au cours de la guerre : il s’agissait d’ouvrir les marchés internationaux à ses marchandises et à ses capitaux, à commencer par ceux des pré-carrés coloniaux français et britanniques. Mais depuis Bretton Woods, le monde à changé… La crise mondiale des années 1970 a marqué le début d’une nouvelle phase d’expansion du capitalisme, la mondialisation libérale… Au début des années 1990, l’effondrement du bloc soviétique a ouvert d’immenses territoires au commerce « libre ». Le nombre de membres de l’OMC est passé des 23 fondateurs de l’OIC en 1944 à plus de 160 aujourd’hui… De nouveaux rapports de forces économiques mondiaux sont apparus. L’émergence de nouvelles puissances, en particulier la Chine, tout comme la crise globale qui a éclaté en 2008, abousculé la donne. L’OMC, conçue comme machine de guerre de l’impérialisme US dans le contexte de l’après guerre, ne peut plus jouer ce rôle dans le monde d’aujourd’hui, théâtre d’une toute autre réalité économique et géopolitique. Le credo du libre échange et de l’anti-protectionnisme est certes toujours érigé en principe inébranlable dans les discours, mais il a du plomb dans l’aile…

On en trouve une illustration dans l’état des relations actuelles entre l’Union européenne et la Chine. Lors de son entrée à l’OMC en 2001, des droits de douanes élevés avaient été imposés à la Chine au prétexte qu’elle n’était pas une « véritable économie de marché ». Il s’agissait de freiner un tant soit peu l’afflux sur les marchés US et européens des marchandises produites en Chine par une main d’œuvre surexploitée et très bon marché. L’UE débat actuellement de savoir s’il est possible ou pas de lui accorder ce statut « d’économie de marché »… A défaut de conclure, elle vient de décider une forte augmentation des droits de douanes (de 20 à plus de 70 % selon les types) sur les produits métallurgiques chinois, dont les prix bradés menacent de réduire à la faillite ce qu’il reste de l’industrie métallurgique européenne.

Mais si les produits métallurgiques chinois font l’objet d’une telle braderie, c’est avant tout parce que l’industrie chinoise, boostée par la flambée d’investissements internationaux à travers lesquels banquiers et multinationales US et européens ont largement pris leur part de plus-value arrachée aux travailleurs chinois, se trouve aujourd’hui confrontée à une forte surproduction, accentuée par le ralentissement de l’économie mondiale. Cette situation participe du contexte général de stagnation, voire de récession mondiale. Une nouvelle crise bancaire menace, dont la situation de la Deutsche Bank constitue peut-être les prémices. Les politiques monétaires de taux faibles, voire négatifs, menées par les banques centrales se sont avérées impuissantes, comme on pouvait s’y attendre, à « relancer la croissance »…

C’est dans ce contexte que se discutent les accords de libre-échange entre les USA, le Canada et l’UE, au profit des intérêts des sommets des classes dominantes, banques et grandes multinationales : créer des zones de libre échange leur permettrait de se protéger un minimum de la concurrence chinoise, par les droits de douane et par toute une batterie de normes spécifiques discriminant certaines marchandises venant de l’extérieur. Il s’agit en même temps de favoriser la circulation des marchandises au sein de la zone en se débarrassant, entre autres, de diverses normes sanitaires. De diversifier aussi la nature des marchandises pouvant faire l’objet de ce trafic et produire des profits : services, marchés publics, droits d’auteurs et brevets, biens culturels…

Les accords en discussion, s’ils font l’affaire des multinationales, constituent effectivement une menace bien réelle, la perspective pour les peuples, d’ailleurs aussi bien européens que nord-américains, de nouveaux reculs sociaux et démocratiques. Mais prétendre s’y opposer par un protectionnisme défendant les « intérêts économiques et sociaux de notre peuple et des peuples européens », comme le demande le communiqué du PC, est une autre affaire…

Le protectionnisme dans « l’intérêt des peuples », un danger et un leurre

Les Etats des impérialismes européens et US ont pu être perçus à certaines époques, bien à tort, comme protecteurs de leurs populations nationales. La classe ouvrière, du moins certaines de ses couches, son aristocratie, ainsi que la petite bourgeoisie, avaient pu « bénéficier » de quelques retombées du pillage des richesses et de la surexploitation des travailleurs des colonies. La politique des organisations réformistes s’est nourrie, dans le contexte de l’impérialisme du début du 20ème siècle, de cette illusion que l’Etat capitaliste pouvait assurer un certain équilibre social, une certaine justice sociale. Cette politique s’est maintenue dans l’après guerre où elle a trouvé en France, à la fin de la guerre son expression dans le programme du Comité National de la Résistance, sous l’égide des gaullistes. Et c’est sur ce mythe que s’appuient encore aujourd’hui ceux qui entretiennent l’espoir que l’instauration d’un protectionnisme pourrait constituer une alternative à ces politiques de régression sociale.

Mais c’est une impasse dangereuse. L’évolution du monde au cours des dernières décennies n’est pas le résultat de l’application, plus ou moins réussie, de plans concoctés dans leurs bureaux par quelques théoriciens néolibéraux réactionnaires, elle est le produit des évolutions du capitalisme, du rapport de force entre puissances, de la lutte des classes, et il faudra tout autre chose qu’un « bon gouvernement » nanti de « bonnes valeurs de gauche » pour inverser le cours des choses.

La grande majorité des classes laborieuses, en particulier des vieilles puissances impérialistes, fait quotidiennement l’expérience que l’extension du libre-échange qui accompagne depuis des décennies la globalisation de l’économie capitaliste est synonyme de reculs sociaux et démocratiques. Les Etats apparaissent pour ce qu’ils sont : les représentants des sommets des classes dominantes, multinationales et marchés financiers qui ne connaissent pas de frontières et ne s’embarrassent d’aucun faux-semblant démocratique, les acteurs directs des reculs sociaux et démocratiques, quelle que soit la « couleur politique » dont ils se maquillent.

Les crises politiques qui se généralisent un peu partout sont l’expression de la perte de confiance dans les institutions des Etats et dans les gouvernements qui en résulte, des ruptures qui s’opèrent.

Elles sont aussi un chemin ouvert à l’extrême droite souverainiste et nationaliste. On peut lire par exemple sur le site du FN : « L’administration américaine et la commission européenne négocient en toute discrétion, sans vrai débat public et médiatique, un traité de libre-échange transatlantique (ou TAFTA) visant à créer une zone de libre-échange entre l’Union européenne et les États-Unis d’Amérique. Ce traité aura pour conséquence la fin des barrières tarifaires et non-tarifaires pour le commerce avec les Etats-Unis. Cela signifie notamment la fin des droits de douanes et des quotas pour les importations qui protègent notre agriculture de la concurrence déloyale ainsi qu’un alignement de nos normes sur les normes américaines – soient une menace pour nos agriculteurs et l’effacement de nos appellations et autres marques de qualités. Le TAFTA représente aussi un danger pour notre santé par l’importation de produits « à l’américaine » : poulet lavé au chlore, bœuf aux hormones et utilisation de nombreux produits chimiques interdits en Europe. Le TAFTA a également pour but de permettre aux multinationales d’attaquer les Etats devant une justice privée, s’ils décident de fixer des normes sociales, sanitaires ou environnementales gênant une multinationale. Les principes de souveraineté et de choix démocratiques sont bafoués par ce traité. Le Collectif Nouvelle Écologie et le Front National de la Jeunesse, partenaires dans la lutte contre le funeste traité TAFTA, vous proposent de signer cette pétition pour demander au Président de la République, François Hollande, de sortir immédiatement la France des négociations TAFTA. » (Pétition Pour que la France sorte des négociations TAFTA )

L’identité des arguments avancés par les anti-TAFTA antilibéraux et l’extrême-droite devrait pour le moins interroger… Les intentions politiques des uns et des autres sont certes aux antipodes, mais les intentions ne font pas une politique. L’argument de « ne pas laisser le terrain du nationalisme et du souverainisme » au FN est un jeu suicidaire qui ne peut que le servir, conforter ses arguments démagogiques, l’aider à dévoyer la juste colère populaire pour mieux servir au final ses ambitions politiques et ces mêmes classes dominantes qu’il prétend combattre.

Un capitalisme à visage humain, régulé, des États nationaux souverains et protecteurs de leurs peuples peuvent d’autant moins exister aujourd’hui qu’ils n’ont jamais existé ailleurs que dans la mythologie républicaine. Entretenir ce mythe aujourd’hui ne peut servir que nos ennemis de classe et désarmer le monde du travail. Pour en finir avec les méfaits du libre échange, avec la dictature de la finance et des multinationales, il faut en finir avec le capitalisme lui-même…

En finir avec la concurrence et les lois du marché : la coopération des peuples et la planification de l’économie

Cette perspective n’a rien d’une utopie. Au cours de son évolution, sous le coup de ses contradictions, de la confrontation entre sa recherche permanente du profit maximum et la concurrence qui y fait obstacle, le capitalisme crée, comme l’écrivait Marx, les « conditions de son propre dépassement ».

L’expansion qu’à connu le capitalisme ces dernières décennies est certes synonyme de crise, de catastrophe écologique, de reculs sociaux, de gabegie économique, de surexploitation… Mais ce faisant, elle a étendu à l’ensemble de la planète la division du travail. Elle a généré une immense classe ouvrière, liée quotidiennement par les nécessités d’une organisation de la production désormais mondialisée.

La question n’est pas de savoir si c’est bien ou mal, c’est un fait. Et ce fait rend illusoire, et surtout dangereux, un retour vers des économies « autarciques », enfermées dans la fausse « protection » de leurs frontières, sinon au prix de terribles reculs économiques, sociaux et démocratiques. Il est en même temps le signe que se sont constituées les bases matérielles et humaines sur lesquelles peut se construire une autre société, celle de la coopération des travailleurs et des peuples, une société où la production et les échanges ne soient plus régis par la concurrence, mais reposent sur une planification démocratique destinée à satisfaire les besoins de chacunE.

C’est cette perspective qu’il nous faut porter au cœur de la contestation sociale qui se développe face aux attaques qui se multiplient contre les travailleurs et les peuples.

Daniel Minvielle

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