La révolution d’Octobre a marqué une rupture historique ouvrant une nouvelle période de l’histoire des sociétés humaines. Pour la première fois, après la tentative de la Commune de Paris, la classe ouvrière, entrainant avec elle la paysannerie pauvre, prenait le pouvoir à l’échelle d’un pays.
Sans parler de ces caricatures malveillantes qui ressassent « un coup d’Etat bolchévique, pas une révolution ! » (Le Figaro du 23 octobre), elle est cependant rarement présentée dans cette dimension, en expliquant d’où elle vient et ce qu’elle porte, y compris pour notre époque. Souvent, elle est montrée comme un accident de l’histoire, un enchainement d’événements incontrôlés ou forcés par les bolcheviks. Son sens historique est déformé, caricaturé par la volonté délibérée d’établir une continuité entre elle et la barbarie du régime bureaucratique stalinien, entre Lénine et Staline. Bien des articles, y compris dans la presse anticapitaliste, remontent l’histoire à rebours, affirmant certes que le stalinisme a été une rupture contre-révolutionnaire, mais voulant d'une façon ou d'une autre trouver les germes du stalinisme dans le bolchevisme. Certains remettent en question la réalité du pouvoir des soviets. D’autres cherchent dans telle ou telle décision des bolcheviks « la » bifurcation qui a conduit vers la bureaucratisation. D’autres encore en font un objet du passé sans lien avec la période que nous vivons aujourd’hui.
A l’occasion de ce centenaire, il nous semble plus fécond de chercher à comprendre la place d’Octobre 17 dans l’histoire, la période qui a produit cette révolution, et sa portée profonde pour l’avenir. Elle a mis fin à la guerre, aboli la propriété privée de l’aristocratie terrienne et de la bourgeoisie, brisé l’appareil d’Etat, affirmé la perspective d’une révolution internationale ! Une portée si puissante qu’elle a continué à « ébranler le monde » tout au long du 20ème siècle. Une portée loin d’être épuisée…
De 1789 à 1917, quand le prolétariat achève la révolution bourgeoise pour aller vers le socialisme
« Pour que se fondât un État soviétique, il a fallu le rapprochement et la pénétration mutuelle de deux facteurs de nature historique tout à fait différente : une guerre de paysans, c’est-à-dire un mouvement qui caractérise l'aube du développement bourgeois, et une insurrection prolétarienne, c’est-à-dire un mouvement qui signale le déclin de la société bourgeoise. Toute l'année 1917 se dessine là. » écrit Trotsky dans L'histoire de la révolution russe.
En effet, le développement capitaliste de la Russie se déroulait sous le régime d'une tyrannie aristocratique, une paysannerie largement majoritaire qui s’insurgeait en mettant le feu aux propriétés seigneuriales... Mais cette révolution n’était déjà plus une révolution bourgeoise. Le prolétariat industriel concentré dans les villes avait mené de grands mouvements de grèves. Au cours de la révolution de 1905, il venait d’inventer les soviets, des assemblées démocratiques pour diriger ses luttes.
La révolution était née « du conflit entre le développement du capitalisme et les forces de l'absolutisme rétrograde » (Trotsky, Bilan et perspectives, 1905) et cette contradiction en contenait une autre : comment réaliser les tâches d’une révolution bourgeoise alors que la bourgeoisie elle-même en était incapable.
La Révolution de 1789 avait ébranlé le monde entier pendant plus d’un siècle. Mais, en fonction des rapports de force, les révolutions bourgeoises avaient débouché sur des situations diverses : républiques ; compromis entre parlementarisme bourgeois et anciennes monarchies ; dictatures impériales accordant plus ou moins de pouvoir à des fractions de la bourgeoisie...
Les droits démocratiques portés par la révolution bourgeoise - droit de vote, droit d’association, de réunion, liberté de la presse, droit des femmes, droit des nationalités, abolition de l’esclavage, etc. - avaient été soumis aux mêmes aléas des luttes de classes et il avait fallu bien des luttes populaires, plébéiennes, pour les imposer, y compris aux nouveaux pouvoirs bourgeois qui une fois installés trouvaient immédiatement les réflexes de n’importe quelle classe dominante pour maintenir l’ordre.
Lors du Printemps des peuples de 1848, de nombreux peuples d’Europe, des classes ouvrières peu ou pas organisées, se soulevaient mais trouvaient face à elles des bourgeoisies déjà devenues conservatrices. 1848 avait marqué les premiers affrontements pour le pouvoir entre patrons et ouvriers, les deux classes majeures du capitalisme moderne, donnant vie à la perspective formulée par le Manifeste du parti communiste de Marx et Engels écrit en 1847. La question était posée de l’organisation des travailleurs pour eux-mêmes, pour leur propre pouvoir.
Dans ce 19ème siècle des révolutions bourgeoises, la Russie tsariste était un des régimes les plus réactionnaires. L’aristocratie régnait en maitre, la bourgeoisie lui était totalement affidée. A la fin du siècle, un courant militant, en rupture avec le populisme qui croyait pouvoir se substituer à l’action des masses par des coups d’éclat, avait trouvé dans les idées du marxisme la conviction que la classe ouvrière pourrait renverser cette tyrannie. Les grèves ouvrières de 1896 et la révolution de 1905 l’avaient pleinement confirmé : « Notre presse "progressiste" a poussé un cri unanime d'indignation lorsque fut formulée pour la première fois […] l'idée de la révolution ininterrompue - une idée qui rattachait la liquidation de l'absolutisme et de la féodalité à une révolution socialiste, au travers des conflits sociaux croissants, de soulèvements dans de nouvelles couches des masses, d'attaques incessantes menées par le prolétariat contre les privilèges politiques et économiques des classes dirigeantes ». (Trotsky, Bilan et perspectives, 1905).
Le prolétariat a conquis son indépendance de classe à travers les affrontements avec la bourgeoisie. C'est dans la lutte pour achever la conquête des droits démocratiques qu'il a pris conscience de lui-même face à une bourgeoisie prise de peur devant « ses propres fossoyeurs ». Commençait une nouvelle histoire, celle des révolutions ouvrières pour le socialisme.
Octobre 17, « tout le pouvoir aux soviets », une stratégie pour que les travailleurs prennent le pouvoir par eux-mêmes
Jusqu’à la Révolution de 1917, il n’y avait eu qu’un exemple, celui de la Commune de Paris de 1871 où pour la première fois, un pouvoir ouvrier avait dirigé une des plus grandes villes du monde, pendant 72 jours, avant d’être écrasé dans le sang par l’Etat bourgeois. Marx y avait trouvé des réponses concrètes à la question de la conquête du pouvoir par les travailleurs, de la forme qu'elle pouvait prendre.
C’est avec cet exemple en tête que les révolutionnaires pensaient désormais le problème de la prise du pouvoir. Comment étendre la révolution d’une ville ouvrière moderne vers les campagnes, pour empêcher la bourgeoisie d’embrigader les paysans pour réprimer la révolution. Comment gagner l’ensemble des classes populaires à la perspective d’un pouvoir des travailleurs, si ce n’est en aidant les travailleurs à s’en convaincre eux-mêmes au travers de leur lutte de classe. C’était l’objectif que s’étaient donné les marxistes après la Commune. C’est celui que conservera Lénine pendant tout le développement de la révolution russe notamment en défendant le mot d’ordre de « tout le pouvoir aux soviets ».
Toni Negri, dans une conférence de septembre 2017, a voulu remettre en lumière cette stratégie de Lénine formulée en avril 1917, en rappelant qu’il s’agissait pour lui de « construire par le bas l’ordre de la vie » à l’opposé de tous ceux qui ont voulu faire du communisme une « exaltation de l’Etat », au lieu d’un mouvement pour l’émancipation des travailleurs par eux-mêmes. A l’opposé des caricatures qui la présentent comme une formule machiavélique pour dissimuler un projet de dictature, Negri revient sur sa portée démocratique et révolutionnaire.
Le pouvoir des soviets et des conseils dans les usines, les régiments, les campagnes, était une réalité bien tangible. Sans attendre la prise du pouvoir d’octobre, ils avaient déjà commencé à exercer leur contrôle sur la production, prendre des décisions militaires, partager des terres seigneuriales... L’histoire de 1917 fourmille d’exemples où les différents conseils s’opposent aux décisions du gouvernement bourgeois issu de la Révolution de février et imposent leurs mesures.
La portée révolutionnaire du mot d’ordre réside dans le fait que Lénine avait su voir dans ces centaines d’organisations des travailleurs le moyen par lequel la classe ouvrière et la paysannerie pauvre pourraient exercer leur pouvoir et briser l’Etat de la bourgeoisie... à condition d’en formuler l’objectif et de faire l’expérience que ce serait une nécessité vitale. Après le mois d’avril, les bolcheviks ont défendu inlassablement cette perspective, y compris quand ils étaient minoritaires dans les soviets. Mois après mois, les masses ont fait l’expérience que le pouvoir qui répondait à leurs exigences était celui des soviets, alors que celui du gouvernement provisoire continuait à envoyer des soldats à la guerre, à cautionner les spéculateurs et les pénuries, à défendre la grande propriété terrienne. Cette expérience, à travers de nombreuses crises, a permis aux bolcheviks de devenir majoritaires dans les soviets, et a rendu possible que la prise du pouvoir que Lénine et Trotsky défendaient devienne une décision du Soviet de Pétrograd. Ce soviet, pluriel et démocratique, présidé par Trotsky, a confié à son Comité militaire révolutionnaire la tâche de renverser le gouvernement provisoire, de prendre le contrôle de tous les lieux de pouvoir, ce qui a été fait dans la nuit du 7 au 8 novembre, pour remettre aussitôt le pouvoir entre les mains du 2ème Congrès des soviets, représentatif de tous les soviets du pays.
Cet acte volontaire et conscient au cours duquel le pouvoir bourgeois a été brisé et remplacé par celui des soviets reste, cent ans après, insupportable pour la bourgeoisie. Ses médias en dénoncent la violence… pourtant sans commune mesure avec la barbarie impérialiste de la guerre de 14-18. Dans L’Etat et la révolution, écrit pendant l’été 1917, avant la prise du pouvoir, Lénine assume pleinement, dans la continuité de Marx et Engels, que la prise du pouvoir par une classe opprimée passe forcément par un tel acte contre l’ancienne classe dominante pour briser son Etat.
La force du mot d’ordre « Tout le pouvoir aux soviets », et surtout de sa mise en œuvre pratique, a été de permettre que cet acte soit le résultat d’une expérience collective, d’une décision démocratique, issue des masses elles-mêmes. Quoi qu’en disent ceux qui en sont gênés, ce mot d’ordre était le vecteur d’une stratégie pour la prise du pouvoir, non pas par la direction militaire d’un parti, mais bien par les organisations démocratiques des travailleurs.
Quelles conditions pour le socialisme ?
Pour expliquer la bureaucratisation de la révolution russe, beaucoup d’articles insistent sur la responsabilité du gouvernement de Lénine, par exemple au moment de la création de la Tcheka ou de la répression de Cronstadt, et relativisent le problème des conditions matérielles dans lesquelles s’est déroulée la révolution, les réduisant au rôle de simples circonstances qui n’expliqueraient pas tout. Certes, pas tout, mais l’essentiel, alors même qu’avec la guerre civile prolongeant la guerre impérialiste et isolant la révolution, le recul de la production avait plongé la population dans la misère et la famine, faisant le lit des forces bureaucratiques et de répression. Le rationnement donne toujours plus de pouvoir aux gendarmes qui contrôlent les files d’attente.
C’est pourtant bien le développement économique qui en dernier ressort conditionne le régime social, la possibilité ou pas d’aller vers le socialisme. Lénine et Trotsky en avaient fait leur préoccupation première. Dans une conférence de 1920, Lénine avait eu cette formule « Le communisme, c'est le pouvoir des Soviets plus l'électrification de tout le pays » (Notre situation extérieure et intérieure et les tâches du parti). « Sans électrification il est impossible de perfectionner l'industrie » explique-t-il, l’objectif du pouvoir est de « restaurer la production détruite. Alors nous pourrons, en prenant au paysan son blé, lui donner en échange du sel, du pétrole, et tant soit peu de tissus. Sans cela, il ne peut être question de régime socialiste ».
Cette discussion avec les militants du parti communiste russe montre à quel point la prise du pouvoir, aussi démocratique soit-elle, ne peut à elle seule résoudre les problèmes de l’instauration d’un régime socialiste. Pour collectiviser les richesses, encore faut-il que les moyens de production soient suffisamment développés pour les produire. Trotsky avait déjà formulé aussi cette idée un peu avant la révolution de 1905 : « Les ouvriers parisiens n'exigeaient pas de miracles de la Commune, nous dit Marx. Nous non plus ne devons pas, aujourd'hui, espérer de miracles immédiats de la dictature du prolétariat. Le pouvoir de l'État n'est pas tout-puissant. Il serait absurde de croire qu'il suffise au prolétariat, pour substituer le socialisme au capitalisme, de prendre le pouvoir et de passer ensuite quelques décrets. Un système économique n'est pas le produit des mesures prises par le gouvernement. Tout ce que le prolétariat peut faire, c'est d'utiliser avec toute l'énergie possible le pouvoir de l'État pour faciliter et raccourcir le chemin qui conduit l'évolution économique au collectivisme. ».
Le problème de l’Etat
Au moment où les travailleurs, avec leurs soviets, sont prêts à prendre le pouvoir, Lénine a besoin de revenir sur ce qu’est un Etat comme instrument du pouvoir. Dans L’Etat et la révolution, il réaffirme la perspective révolutionnaire du « dépérissement de l’Etat ». Il reprend la théorie marxiste de l’Etat, « bras armé » des classes dominantes, instrument au-dessus de la population pour servir l’exploitation. Il a besoin de prolonger l’expérience de la Commune de Paris et il revient aux thèses d’Engels qui expliquent que le prolétariat devra s’emparer du pouvoir pour supprimer l’Etat bourgeois, et d’engager ainsi le dépérissement du nouvel Etat ouvrier et l’extinction de la division de la société en classes sociales. Des thèses que les réformistes de l’époque ne discutaient jamais, comme ceux d’aujourd’hui qui n’envisagent que de gagner une majorité dans l’Etat bourgeois sans jamais parler de son renversement.
Certains reprochent à Lénine de n’avoir pas exposé dans ce livre une sorte de projet de constitution, où il aurait pu définir comment seraient représentés les différents courants politiques au sein de la démocratie révolutionnaire. Effectivement... puisqu'à ce moment-là prenait forme sous ses yeux une démocratie soviétique vivante, issue des masses elles-mêmes, riche de centaines de conseils, où toutes les opinions politiques pouvaient être représentées et renouvelées sur la base d’élections très fréquentes.
Sa préoccupation était plutôt, à la lumière de la révolution en cours, de formuler comment cet objectif du « dépérissement de l’Etat » pouvait être atteint : créer les conditions pour que non seulement les soviets s’emparent du pouvoir, brisent l’Etat bourgeois hérité du tsarisme, mais continuent d’exister pour exercer une nouvelle forme de pouvoir, démocratique, issu des masses et lié à elles au point qu’il ne serait plus un appareil au-dessus d’elles, mais une forme nouvelle d’Etat qui préparerait sa propre disparition.
Lénine savait que si la prise du pouvoir réussissait, cette révolution serait jugée par l’histoire et qu’il fallait en affirmer clairement l’objectif pour les générations futures : « Plus démocratique est l'"Etat" constitué par les ouvriers armés et qui "n'est plus un Etat au sens propre", et plus vite commence à s'éteindre tout Etat. » écrit-il.
Octobre 17, composante et apogée d'un processus international
Dans le même texte, Lénine rappelle que le processus révolutionnaire trouve ses origines dans le développement de l’impérialisme et de la guerre : « d'une façon générale, toute cette révolution ne peut être comprise que si on la considère comme un des maillons de la chaîne des révolutions prolétariennes socialistes provoquées par la guerre impérialiste ». Avec la guerre, la rupture entre les révolutionnaires et les réformistes a été totale, ces derniers s’étant ralliés à leur bourgeoisie pour envoyer les travailleurs au front. Lénine montre que le réformisme a débouché sur « un courant de social-chauvinisme qui domine dans les partis socialistes officiels du monde entier […] socialiste en paroles et chauvin en fait ».
La première exigence des masses qui se sont révoltées en Russie était la paix, en finir avec la barbarie de la 1ère Guerre mondiale. Loin d’être limitée à la seule Russie, la révolution s’inscrivait dans une vague de révolte internationale, touchant la plupart des pays en guerre, participant d’une évolution globale de la lutte des classes, dont l’avenir dépendait de la capacité des révolutionnaires à accélérer les évolutions des consciences pour transformer cette volonté de paix en révolte contre leur propre bourgeoisie, contre leur propre Etat.
Les travailleurs de Russie ont pu mener la révolution jusqu’à la prise du pouvoir, mais leur réussite restait indissociable de son extension au reste du monde. La mondialisation de l’économie rendait déjà impossible une survie en autarcie. Dans la même conférence de 1920, Lénine répond à ceux qui dénoncent déjà l’échec de la révolution en pointant les terribles difficultés qu’elle traverse : « Tirer de là une preuve de la faillite du communisme, ce serait possible si nous avions promis ou rêvé de refaire le monde avec nos seules ressources. Mais notre folie n'a jamais été si grande, et nous avons toujours dit que notre révolution triompherait lorsqu'elle serait soutenue par les ouvriers de tous les pays ».
Trotsky avait aussi formulé cette idée en 1905 « Laissée à ses propres ressources, la classe ouvrière russe sera inévitablement écrasée par la contre-révolution dès que la paysannerie se détournera d'elle. Elle n'aura pas d'autre possibilité que de lier le sort de son pouvoir politique et par conséquent, le sort de toute la révolution russe, à celui de la révolution socialiste en Europe. [...] Tenant le pouvoir d'État entre leurs mains, les ouvriers russes, la contre-révolution dans leur dos et la réaction européenne devant eux, lanceront à leurs camarades du monde entier le vieux cri de ralliement, qui sera cette fois un appel à la lutte finale : Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » (Bilan et perspectives). Des paroles actuelles quand bien des antilibéraux reviennent aux vieilles lunes réactionnaires du protectionnisme.
Pour gagner le soutien des travailleurs du monde entier, étendre la révolution, les dirigeants bolcheviks fondent l’Internationale communiste, dont le premier congrès se tient en mars 1919.
La révolution trahie et étranglée a continué à ébranler le monde
Ceux qui combattent la révolution cherchent à la discréditer en prétendant qu’elle aurait engendré le stalinisme. La méthode cache les véritables responsabilités de l’étouffement de la révolution, à commencer par la trahison de la social-démocratie qui organisait largement les travailleurs d’Europe. Le courant socialiste s’était rallié à la guerre de 14-18. Il avait soutenu l’intervention des troupes impérialistes contre la révolution russe pendant la guerre civile. Il avait participé à l’écrasement de la vague révolutionnaire dans les autres pays d’Europe, comme les ministres socialistes qui ont réprimé dans le sang la révolution allemande.
La vague révolutionnaire était bien là, mais la mobilisation de toutes les forces bourgeoises, avec la collaboration de la social-démocratie faillie, a empêché sa réussite. Dès la prise du pouvoir, les bolcheviks ont agi en direction des dizaines de peuples opprimés par le tsarisme, affirmant leur droit à l’autodétermination, y compris en acceptant qu’ils aillent jusqu’à se séparer de la Russie révolutionnaire. La révolution ouvrière pour le communisme avait encouragé la lutte anticoloniale, partie prenante de la révolution permanente, la lutte de classe internationale contre l’impérialisme, ce qui aura des répercussions tout au long du 20ème siècle. En Europe, sur le modèle des soviets, des conseils ouvriers avaient fleuri dans les révolutions allemandes de 1918-1919 et hongroises de 1919. En Italie, la classe ouvrière s’était armée et occupait les usines au cours du Biennio rosso de 1919-1920. En Chine, à Shanghai, à Canton, pendant la révolution de 1925-27, un soviet dirigea la ville.
Cette extension internationale de la révolution a été brisée, mais la bourgeoisie n’a pas réussi à détruire l’Etat ouvrier. En organisant la guerre civile, en étranglant la révolution, elle a créé les conditions de sa bureaucratisation, de la contre-révolution intérieure, sa dégénérescence, le régime stalinien, malgré la lutte politique menée dès 1923 par l’opposition de gauche autour de Trotsky, pour défendre la démocratie révolutionnaire contre la bureaucratisation. L’écrasement de toute démocratie sous ce régime aboutira à son effondrement sur lui-même, soixante-dix ans plus tard, ouvrant la voie au rétablissement du capitalisme et de ceux qui sont présentés comme les successeurs des tsars, autour de Poutine.
Malgré le stalinisme et sa théorie réactionnaire du « socialisme dans un seul pays », durant tout le 20ème siècle, la révolution a poursuivi son œuvre à l’échelle du monde.
Pendant les années 1930, alors que la crise de 1929 a plongé l’économie mondiale dans la récession, renforçant les courants fascistes et préparant la marche vers une nouvelle guerre mondiale, les classes ouvrières des pays impérialistes et des pays colonisés se sont révoltées en même temps, par des grèves avec occupation en 1936 en France et aux USA, la révolution en Espagne, des soulèvements et révoltes dans le Maghreb et le monde arabe.
A ce moment-là, la révolution semble pouvoir l’emporter en Europe et Trotsky espère qu’elle provoquera une révolte contre la bureaucratie stalinienne en URSS. Il écrit « Plus que jamais, les destinées de la révolution d'Octobre sont aujourd'hui liées à celles de l'Europe et du monde. Les problèmes de l'U.R.S.S. se résolvent dans la péninsule ibérique, en France, en Belgique. Au moment où ce livre paraîtra, la situation sera probablement beaucoup plus claire qu'en ces jours de guerre civile sous Madrid. Si la bureaucratie soviétique réussit, avec sa perfide politique des "fronts populaires", à assurer la victoire de la réaction en France et en Espagne — et l'Internationale communiste fait tout ce qu'elle peut dans ce sens — l'U.R.S.S. se trouvera au bord de l'abîme et la contre-révolution bourgeoise y sera à l'ordre du jour plutôt que le soulèvement des ouvriers contre la bureaucratie. Si, au contraire, malgré le sabotage des réformistes et des chefs "communistes", le prolétariat d'Occident se fraie la route vers le pouvoir, un nouveau chapitre s'ouvrira dans l'histoire de l'U.R.S.S. La première victoire révolutionnaire en Europe fera aux masses soviétiques l'effet d'un choc électrique, les réveillera, relèvera leur esprit d'indépendance, ranimera les traditions de 1905 et 1917, affaiblira les positions de la bureaucratie et n'aura pas moins d'importance pour la IVe Internationale que n'en eut pour la IIIe la victoire de la révolution d'Octobre. Pour le premier Etat ouvrier, pour l'avenir du socialisme, pas de salut si ce n'est dans cette voie. » (La Révolution trahie, 1936). Mais la bureaucratie stalinienne pèsera de tout son poids pour mettre un coup d’arrêt à la grève générale de juin 36 en France, faire échouer la révolution en Espagne, désarmant les travailleurs d’Europe, seule force qui aurait pu empêcher la marche vers la guerre.
Après la Seconde guerre mondiale, les révoltes dans les pays du bloc soviétique, ont été menées par des classes ouvrières revendiquant un socialisme démocratique, « contre le socialisme de marché », « contre la bourgeoisie rouge », comme les grèves en Allemagne en 1953, ou la révolution en Hongrie en 1956 au cours de laquelle la classe ouvrière s’organise avec des conseils ouvriers dans les usines.
Au sein de l’immense vague des révolutions anticoloniales, de nombreux courants se réclamaient du socialisme ou du communisme, des millions de paysans et d’ouvriers espéraient trouver un soutien de l’URSS... qui, elle, déterminait sa politique en fonction de ses seuls intérêts diplomatiques du moment. Le plus souvent, elle rejetait les classes populaires dans les bras des dirigeants nationalistes ou les laissait s'emparer du drapeau du communisme pour mieux assurer leur pouvoir.
Et si ces révoltes ont su gagner souvent la sympathie et la solidarité de la jeunesse et de la classe ouvrière des pays impérialistes, comme en 1968, elles n’ont pas pu trouver, à une large échelle, le chemin d’une lutte menée ensemble avec des objectifs communs. Ces révolutions et ces luttes étaient trop encadrées d’un côté par un stalinisme et les courants nationalistes hostiles à toute révolution, et d’un autre par un syndicalisme qui négociait pour une fraction d’entre elles les retombées de la croissance économique.
Ces révoltes et ces révolutions ont provoqué des crises profondes au sein du mouvement ouvrier et des remises en cause du stalinisme. Mais ce dernier, usurpant les acquis de la révolution, revendiquant la victoire contre le nazisme, jouant le rôle de l’opposant officiel à l’impérialisme pendant la Guerre froide, a pu maintenir son pouvoir et mettre au pas les partis communistes du monde. S’appuyant sur la puissance d’un Etat parmi les plus répressifs, l’appareil stalinien avait les moyens de faire taire ses opposants, d’écraser ceux qui ne cédaient pas, comme il l’a fait avec Trotsky assassiné en 1940 pour avoir fondé la 4ème internationale et continué à défendre la perspective d’une révolution démocratique et internationaliste.
L’actualité de la révolution face à la mondialisation libérale et impérialiste
Depuis l’effondrement de l’URSS en 1991, une nouvelle période s’est ouverte, marquée par la domination d’un capital mondialisé et par le recul, voire l'effondrement, des vieilles organisations du mouvement ouvrier, qu’elles soient syndicales, héritières de la social-démocratie ou issues de la 3ème internationale. Les conditions à travers lesquelles s’est forgé le mouvement trotskyste appartiennent au passé, mais les idées, la démarche politique qu’il a fait vivre et qu’il nous a transmises peuvent manifester aujourd’hui leur fécondité.
La globalisation du capitalisme a accentué davantage encore ses contradictions entre l’appropriation privée des richesses et une production socialisée à l’échelle internationale. Les crises à répétition du système financier et les crises environnementales posent de façon urgente le problème d’une « gouvernance » mondiale. Les bourgeoisies qui gardent une base nationale, liées à leurs Etats, sont des forces réactionnaires incapables de résoudre ce problème. L’offensive du capital contre les travailleurs est de plus en plus brutale et provoque des luttes qui peuvent s’étendre rapidement. La trainée de poudre des révolutions du monde arabe en 2011 montre à quel point l’histoire peut s’accélérer, basculer suite à un événement que personne n’avait prévu. La révolution en permanence continue d’être une réalité bien vivante.
Cette situation, loin de renvoyer la Révolution de 1917 au passé, donne un nouvel éclairage à sa portée historique, nous appelant à rediscuter, pour nos tâches d’aujourd’hui, des pas de géant qu’elle a su accomplir : un pouvoir issu des organisations démocratiques que la classe ouvrière avait construit pour elle-même ; l’abolition de la propriété privée capitaliste ; le renversement d’un Etat au service de la bourgeoisie ; une révolution ouvrière portant la perspective d’une révolution internationale pour le socialisme et le communisme.
« La Révolution d'octobre a jeté les bases d’une nouvelle culture conçue pour servir à tous, et c’est précisément pourquoi elle a pris tout de suite une importance internationale. Même si, par l'effet de circonstances défavorables et sous les coups de l'ennemi, le régime soviétique - admettons-le pour une minute - se trouvait provisoirement renversé, l’ineffaçable marque de l’insurrection d’octobre resterait tout de même sur toute l'évolution ultérieure de l'humanité.
Le langage des nations civilisées a nettement marqué deux époques dans le développement de la Russie. Si la culture instituée par la noblesse a introduit dans le langage universel des barbarismes tels que tsar, pogrome, nagaïka. Octobre a internationalisé des mots comme bolchevik, soviet et piatiletka [la planification]. Cela suffit à justifier la Révolution Prolétarienne, si d’ailleurs, on estime qu’elle ait besoin de justification. » Trotsky, Histoire de la révolution russe.
François Minvielle