Dans sa revue Lutte de classe de décembre et janvier, n°180, Lutte ouvrière publie les textes adoptés à son congrès, début décembre, accompagnés d'un texte intitulé « En conclusion » qui les inscrit dans une perspective plus générale au regard de la façon dont la direction de LO voit les tâches militantes. Il pose la question des voies et moyens de la construction d'un parti révolutionnaire à la lumière de la compréhension du passé que s'est construite LO.

Cet article ne vise pas à revenir sur les analyses défendues dans les résolutions de LO mais à discuter cette « conclusion », c'est-à-dire la façon dont LO définit ses tâches militantes et dont elle voit la construction d'un parti des travailleurs.

LO souligne à juste titre « l’actualité du marxisme » mais elle donne à cette indispensable référence un contenu proclamatoire. Le texte intitulé « L'interminable crise du capitalisme », adopté à l'unanimité, se conclut par un long développement sur cette « actualité du marxisme ». Celle-ci est plus une proclamation plaquée sur des analyses qu'une pensée vivante qui déduit des analyses les perspectives et les tâches, les éclaire. Elle est plus l'affirmation d'un volontarisme moraliste que l’actualisation d'un marxisme militant. Elle est posée de façon dogmatique, abstraite et détachée de l'évolution de la société, du capitalisme, de la classe ouvrière, évitant de répondre aux questions qui s'imposent en vue des nécessités d'une réelle actualisation du marxisme. Nous avons besoin d'être en mesure de répondre à une question simple : pourquoi ce qui a échoué dans le passé pourrait-il réussir aujourd'hui ?

Seule la compréhension de l'évolution de la société permet de répondre à cette question, de dégager les contradictions qui rendent non seulement nécessaire mais possible sa transformation révolutionnaire.

Nos tâches résultent de notre compréhension de la période alors que, pour la direction de LO, analyses descriptives et dénonciations se combinent à un volontarisme moraliste qui ne répond pas aux besoins.

Une vision catastrophiste

Le lien entre les deux est une vision catastrophiste du marxisme qui appartient bien plus à des tendances gauchistes qu'à Marx, Lénine ou Trotsky. Citant Trotsky écrivant en 1939, dans Le Marxisme et notre époque, qu’ « en dépit des derniers triomphes du génie de la technique, les forces productives matérielles ont cessé de croître », LO écrit « Quelques mois après que ces lignes étaient écrites, le monde sombrait dans le cataclysme de la Deuxième Guerre mondiale.[...] Ayant échappé à la révolution prolétarienne au lendemain de cette guerre, le système capitaliste connut quelques années de reprise, qui semblaient contredire les prévisions de Trotsky. 

Mais on constate aujourd’hui qu’il ne s’agissait que d’une rémission et que le capitalisme conduit l’humanité vers l’abîme. »

Le raccourci est osé. Il n'y a pas eu de rémission du capitalisme – qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire ?- mais une évolution profonde du monde sous l'action de la lutte des peuples et des travailleurs, la vague des révolutions coloniales, les bouleversements qui en ont résulté, la fin de l'URSS, les différentes étapes qui ont abouti au capitalisme libéral et impérialiste d'aujourd'hui. Certes ces révolutions n'étaient pas dirigées par le prolétariat mais elles participaient bien à la libération de millions d'esclaves du capitalisme colonial et impérialiste.

Et ces « quelques années » comme les progrès technologiques que nous connaissons encore aujourd'hui n'étaient pas qu'une simple « rémission » mais une transformation de la société, de la vie et des rapports sociaux de milliards d'êtres humains.

Certes les classes capitalistes ont gardé le pouvoir ou l'ont repris en Russie mais il n'empêche que ces évolutions représentent des bouleversements essentiels vers un nouvel ordre social. Et c'est bien de cela dont il faut discuter, non à travers une vision manichéenne et catastrophiste de la société, mais en comprenant les aspirations qu'ont fait naître ces bouleversements, aspirations démocratiques, sociales, écologiques en contradiction absolue avec le capitalisme du XXIème siècle.

LO en convient d'ailleurs en écrivant : « Jamais pourtant dans l’histoire, l’humanité n’a eu autant de moyens à sa disposition pour faire face aux nécessités de sa vie collective. C’est la division de l’humanité en classes sociales aux intérêts opposés qui l’empêche de maîtriser sa vie collective.[...] Jamais, en somme, les conditions matérielles et techniques pour une société humaine unifiée dans un tout fraternel à l’échelle de la planète n’ont été aussi favorables. Jamais, en même temps, elles n’ont semblé aussi lointaines. » LO pointe la contradiction sans aller plus loin pour en éclairer les causes et mécanismes, les conséquences du point de vue du mouvement ouvrier.

Elle préfère pontifier sur « le grand apport du marxisme au mouvement ouvrier [...] a été de donner les moyens de briser les chaînes : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, mais ce qui importe c’est de le transformer », disait Marx dès 1845.

Le marxisme ne s’est pas contenté de voir dans cette classe alors nouvelle qu’était le prolétariat moderne une classe souffrante. Il y a reconnu la classe sociale capable de renverser le capitalisme.

Marx, Engels et leur génération voyaient la fin du capitalisme plus proche. Ils avaient l’optimisme des révolutionnaires. »

Certes, mais cet optimisme n'a que peu à voir avec la foi du charbonnier, il repose sur une compréhension des contradictions à l’œuvre. « Jusqu’à présent, c’est surtout par la négative que l’histoire a confirmé les analyses de Marx » écrit LO. Non, c'est toute l'évolution sociale, avec ses hauts, ses bas, l'évolution des sciences, des techniques, des connaissances humaines grâce au travail de millions de prolétaires qui vérifient, en positif, la compréhension de l’évolution des sociétés humaines développée par le marxisme. C'est cette confiance dans leur méthode scientifique qui fondait l'optimisme de Marx et Engels. C'est elle qui fonde la nôtre.

« Les idées de lutte de classe sont susceptibles de tomber sur un terrain aussi fertile qu’au temps de Marx ou de Lénine, tout simplement parce qu’elles correspondent à une réalité que les travailleurs vivent tous les jours. Encore faut-il les exprimer et transmettre le vaste capital politique accumulé par le marxisme révolutionnaire, tiré des luttes de générations de travailleurs ! 

C’est le rôle qui devrait être celui des organisations communistes révolutionnaires, leur raison d’être afin que chaque lutte importante de la classe ouvrière bénéficie des expériences des luttes précédentes.

C’est justement le fond du problème de nos jours. Ce que Trotsky exprimait en affirmant, dans le Programme de Transition : « La situation politique mondiale dans son ensemble se caractérise avant tout par la crise historique de la direction du prolétariat […] La nécessité demeure la même depuis que Trotsky a écrit le Programme de Transition. Nos tâches en découlent. »

A ce degré de généralité, on peut certes répéter, sans la comprendre, la formule de Trotsky qui visait la dégénérescence stalinienne de l'Internationale communiste. Mais par quelque bout qu'on la prenne, cette formule ne peut avoir le même contenu aujourd'hui que celui que lui donnait Trostky en 1939.

Les tâches historiques du prolétariat, les intellectuels et la période historique

Dans le texte « En conclusion », LO développe les implications pratiques, militantes de son raisonnement en revenant sur la question de « La crise de direction du prolétariat ».

« Ce qui exprime avec le plus d’exactitude la réalité de notre époque, c’est que les travailleurs, la classe ouvrière ne voient pas de perspectives politiques. Ni de vraies perspectives, ni de fausses, du genre de ce que pouvait offrir, dans les années 1970, le retour de la gauche au pouvoir.

La perspective de renverser le pouvoir de la bourgeoisie et de changer de fond en comble la société, qui a fait agir plusieurs générations du mouvement ouvrier, a presque complètement disparu de la conscience collective de la classe ouvrière. »

« On ne peut rien comprendre à l’évolution réactionnaire de la vie politique et de la vie sociale, devenue tellement visible cette année, si on ne comprend pas que sa dynamique résulte de l’absence de la classe ouvrière sur la scène politique. Qu’elle résulte de l’absence d’un parti implanté dans la classe ouvrière, défendant la perspective du renversement de la société bourgeoise. »

Et de répéter pour celles et ceux qui n’auraient pas compris. « Nous n’avons pas fini de citer cette phrase du Programme de transition affirmant que « la crise historique de l’humanité se réduit à la crise de la direction du prolétariat ».

Sauf qu'aujourd'hui cette crise a pris une dimension d'une autre importance, il ne s'agit plus de la faillite et de la dégénérescence de la direction de l'Internationale, il s'agit d'une rupture historique qui s'exprime en particulier dans la fin du PS et du PC sans que d'autres partis de la classe ouvrière aient émergé en dehors de petites organisations issues du mouvement trotskyste.

Il ne reste plus qu'à expliquer ce recul de la conscience de classe pour comprendre les conditions qui peuvent prévaloir à sa renaissance.

LO a une réponse à cette question. Elle la développe en situant sa campagne de la présidentielle dans la perspective de la construction d'un parti.

L’élection présidentielle « nous donne une opportunité de resserrer les liens avec cette minorité de l’électorat populaire qui n’a pas peur d’être à contre-courant. Resserrer ces liens politiquement et, partout où faire se peut, humainement et sur le plan organisationnel.

Voilà notre premier objectif, qui en entraîne un second : faire en sorte que les liens créés pendant la campagne électorale se prolongent au lendemain des élections. [...]Ce qui dépend de nous, c’est de transmettre des idées, de transmettre les traditions révolutionnaires du prolétariat, l’expérience de ses succès et de ses échecs.

Nous avons la conviction que le prolétariat fera face à la tâche que l’histoire, que le développement lui a assignée.

Il y a vingt-deux ans, au congrès de 1994, nous nous étions posé la question : pourquoi, après la faillite de la social-démocratie puis celle du stalinisme, le prolétariat n’est-il pas parvenu à renouer avec son passé, et avec les expériences utiles pour ses tâches révolutionnaires à venir ?

Nous avions affirmé alors que « dans la réalité, la catégorie sociale qui a failli à sa tâche au cours des décennies passées est bien plus celle des intellectuels que le prolétariat. […] La constitution de véritables partis communistes révolutionnaires, capables de jouer leur rôle dans toutes les crises sociales afin de tenter de les amener vers une issue révolutionnaire, nécessite tout à la fois qu’une fraction des intellectuels se détache de l’emprise de la bourgeoisie pour passer dans le camp du prolétariat, comme elle nécessite que surgissent au sein du prolétariat des militants épousant cette perspective. »

Pour la direction de LO, la crise de la direction du mouvement ouvrier « a dû beaucoup à l’intégration des intellectuels dans la société, et en tout cas à leur incapacité à se hisser dans leur tête, dans leur cœur, au niveau des tâches nécessaires pour maintenir la perspective de la transformation révolutionnaire de la société. »

C'est la faute à Voltaire, c'est la faute à Rousseau !

Le prolétariat n'a pas failli ce sont les intellectuels ! Ce jugement plus moral que politique n'éclaire ni le passé ni l'avenir, il désarme les consciences pour tenter de les subjuguer sous la pression moraliste.

La discussion ne porte pas sur qui a failli mais sur les conditions objectives et leurs évolutions. Qu'est-ce qui rend possible aujourd'hui ce qui a échoué hier ?

LO n'aborde pas cette question et préfère développer son raisonnement, se proposant de pallier à la faillite des intellectuels : « Nous n’avons besoin que de jeunes intellectuels qui soient capables de se hisser au niveau des tâches révolutionnaires, c’est-à-dire d’intellectuels qui soient capables d’étudier le marxisme en profondeur, de le comprendre, de l’assimiler. De telle façon que les raisonnements marxistes deviennent des réflexes naturels.

Pour savoir si cette génération d’intellectuels existe, il faut la chercher. Mais il faut savoir avec certitude ce qu’on cherche.

Si nous parvenons à trouver, à sélectionner et à former cette génération de jeunes intellectuels, convaincus de la nécessité de lier leur sort à celui du prolétariat, ils trouveront – il faut qu’ils trouvent eux-mêmes – le chemin vers les jeunes travailleurs. Ces jeunes travailleurs à qui le capitalisme décadent n’a rien d’autre à offrir que la précarité propre à la condition ouvrière.

Ces jeunes travailleurs ignorent en général les organisations syndicales bureaucratisées qui sont incapables de susciter leur enthousiasme. Nous avons autre chose à leur proposer que le ronronnement des organisations réformistes, partis ou syndicats. Nous avons à leur proposer de contribuer à la révolution qui bouleversera le monde. »

Quel poids moral pèse sur les épaules de nos camarades de LO, la trahison de plusieurs générations d'intellectuels et la responsabilité de recruter la génération qui aura su acquérir la culture et la force de renverser la bourgeoisie à l'échelle mondiale ! Un conte pour enfants de chœur ! Et ce serait cela l'actualité du marxisme ?

Oui, il faut aider les jeunes, jeunes intellectuels ou jeunes travailleurs, catégories moins étanches que semble le penser LO, à trouver les chemins de la lutte de classe, de la lutte révolutionnaire, il faut les aider à s'approprier la méthode du marxisme militant pour comprendre le monde et les perspectives révolutionnaires dont il est gros depuis la fin de l'URSS, le krach de 2007-2008 et le tournant de la mondialisation libérable et impérialiste que nous connaissons aujourd’hui.

Cela suppose d'être capable de les aider à voir au delà des rapports de force immédiats pour saisir les évolutions possibles de la société et les voies et moyens de sa transformation révolutionnaire.

Marx écrivait, en mai 1843, dans une lettre à Arnold Ruge : « Or, l'existence de l'humanité souffrante qui pense, et de l'humanité pensante, qui est opprimée, deviendra nécessairement immangeable et indigeste pour le monde animal des philistins, monde passif et qui jouit sans penser à rien.

C'est à nous d'amener complètement au grand jour l'ancien monde et de former positivement le monde nouveau. Plus les événements laisseront de temps à l'humanité pensante pour se ressaisir et à l'humanité souffrante pour s'associer, et plus achevé viendra au monde le produit que le présent abrite dans son sein. » Le jeune Marx plein de confiance en lui, en ses idées, en l'Humanité, se fixait comme tâche la critique révolutionnaire de « l'ancien monde » pour montrer à voir « le monde nouveau ». Il ne cherchait pas des coupables mais à dégager le mouvement à travers lequel s'uniraient « l'humanité souffrante qui pense » et « l'humanité pensante, qui est opprimée », conscient que le libre arbitre est une arme bien faible pour transformer le monde, que les volontés humaines se forgent à travers les conditions objectives, les contradictions à l’œuvre, les bouleversements et les luttes.

Étrange compréhension du marxisme que cette explication de l'histoire par la trahison des intellectuels. Elle renvoie à une régression de LO engagée au milieu des années 90, période à laquelle sa direction fait référence en évoquant le congrès de 1994, régression dont l’exclusion des camarades qui fondèrent Voix des travailleurs puis Démocratie révolutionnaire et celle des camarades de la Fraction l'étincelle furent des étapes décisives.

La suite ne manquera pas de ramener les camarades de LO aux réalités, à un peu de modestie pour qu'ils puissent être en mesure d'investir leur capital politique dans la lutte pour le rassemblement des anticapitalistes et des révolutionnaires vers la construction d'un parti des travailleurs.

Si nous voulons permettre à « cette génération de jeunes intellectuels, convaincus de la nécessité de lier leur sort à celui du prolétariat », à « ces jeunes travailleurs à qui le capitalisme décadent n’a rien d’autre à offrir que la précarité propre à la condition ouvrière », « de contribuer à la révolution qui bouleversera le monde », nous avons besoin de leur offrir un cadre ouvert, démocratique, dans lequel ils puissent faire leur propre expérience pour s’engager pleinement dans la construction du futur plutôt que de les soumettre au poids du passé.

Yvan Lemaitre

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