« Le sang de milliers d’Ukrainiens et de centaines de leurs enfants est sur vos mains ». « La télévision et les autorités vous mentent. Non à la guerre ». Le 9 mai dernier, alors que Poutine présidait le défilé militaire commémorant en Russie la défaite de l’Allemagne de Hitler en 1945, des hackers auraient réussi à pirater les sites internet des télévisions russes pour diffuser ces bandeaux opposés au dictateur russe et à sa sale guerre. Poutine s’est servi de cet anniversaire pour tenter de légitimer son odieuse agression contre l’Ukraine en la travestissant en résistance contre le fascisme.

La veille, en Europe, en France, les défilés militaires commémorant la victoire des Alliés étaient accompagnés de discours mensongers selon lesquels la victoire de 1945 aurait été le début d’une longue paix que viendrait rompre la guerre actuelle voulue par le seul Poutine. Chacun instrumentalise l’histoire au service de ses propres intérêts.

Sur le terrain, les populations civiles subissent l’horreur des bombardements et des exactions de l’armée russe tandis que du côté des USA, de fait un des protagonistes de cette guerre par procuration, parlementaires démocrates et républicains sont d’accord pour accorder les 40 milliards de dollars demandés par Biden pour l’aide militaire à l’Ukraine. Le G7 réuni ces 3 jours derniers déclare qu’il « ne reconnaîtra jamais les frontières » que la Russie cherche à modifier par la force et qu’il soutiendra l’Ukraine « jusqu’à la victoire ». La Finlande annonce sa demande officielle d’adhésion à l’Otan comme devrait le faire aussi bientôt la Suède, décisions dont chacun sait qu’elles ne peuvent qu’exacerber les tensions. Autant dire que la guerre n’est pas près de finir, l’agression russe convainquant les peuples des pays voisins qu’ils ont tout intérêt à rejoindre l’Otan pour se protéger, ce que Poutine voulait précisément éviter en attaquant l’Ukraine et qui ne peut qu’alimenter sa paranoïa et sa folie. Rien ne permet d’écarter que la guerre puisse à plus ou moins long terme s’étendre et se généraliser.

En réponse aux falsifications et instrumentalisations de l’histoire par les propagandes bellicistes officielles ainsi que pour discuter des moyens de mettre fin à cette barbarie guerrière, nous avons besoin de revenir sur le passé et les évolutions qui ont conduit aux rapports internationaux qui ont abouti à l’affrontement militaire mondialisé en cours.

« Afin de déterminer dans chaque cas donné le caractère historique et social d'une guerre, nous devons nous guider non pas sur des impressions et conjectures, mais sur une analyse scientifique de la politique qui précède la guerre et la conditionne ». (Après Munich, une leçon toute fraîche sur la guerre prochaine, Trotsky, 1938 [1]

Les guerres impérialistes pour le repartage du monde

Les deux guerres mondiales du XXème siècle furent le produit de la lutte féroce opposant les bourgeoisies européennes entre elles et les États-Unis les mirent à profit pour conquérir le leadership mondial.

Quelles qu’aient été les justifications avancées par l’un ou l’autre camp, leur enjeu était de trancher par les armes la question de savoir quelle puissance impérialiste prendrait le relais de la Grande Bretagne pour diriger l’ordre mondial et comment se repartagerait le monde, se répartiraient les capacités d’exploiter le travail et les richesses des peuples des colonies.

En 1914, les classes dirigeantes européennes précipitèrent le monde dans une guerre qui dépassait en barbarie tout ce que l’humanité avait connu jusque-là. L’assassinat d’un archiduc de l’empire d’Autriche par un militant nationaliste serbe en fut une cause immédiate mais la raison profonde était la lutte des bourgeoisies d’Europe pour, les unes, l’Angleterre et la France, conserver leurs immenses possessions coloniales, les autres comme l’Allemagne, arrivée tardivement sur la scène internationale, obtenir un nouveau partage du monde.

L’Allemagne vaincue fut écrasée de sanctions et de réparations. Le nouveau partage du monde opéré par les vainqueurs et officialisé par le traité de Versailles contenait les germes d’une nouvelle guerre répondant aux intérêts de la bourgeoisie allemande qui avait besoin de briser le carcan que ses rivales lui imposaient. C’est la préparation de cette qui guerre qui ouvrit les portes du pouvoir à Hitler. Celui-ci et ses troupes de choc fascistes écrasèrent, pour le compte de la bourgeoisie allemande, toute possibilité de résistance ouvrière et militarisèrent le pays, la production pour instaurer une économie de guerre.

« Un nouveau partage du monde est à l'ordre du jour. La première tâche dans l'éducation révolutionnaire des travailleurs doit être de développer la capacité à percevoir derrière les formules officielles, les slogans et les phrases hypocrites, les véritables appétits impérialistes, leurs objectifs et leurs calculs » disait Trotsky. [2]

Profitant de cette folie militaire entre « les fous d’Europe », les USA devinrent la première puissance mondiale imposant leur domination sur le monde qu’ils négocièrent avec la Grande Bretagne et l’URSS dès 1943, à Yalta.

De la victoire impérialiste des USA...

Le grand vainqueur de la Deuxième guerre mondiale, les Etats-Unis, reléguèrent l’impérialisme britannique et les vieilles bourgeoisies européennes, bientôt privées de leurs anciens empires par la vague révolutionnaire des peuples coloniaux, au second plan. Ils assurèrent pour les besoins de leurs propres trusts le redémarrage de l’économie mondiale désormais adossée au règne du dollar.

Le plan Marshall, les marchés ouverts par les immenses destructions de la guerre, la reconstruction par les Etats des infrastructures à moindre coût pour les capitalistes et l’exploitation de classes ouvrières au bord de la misère comme des peuples du Tiers-Monde, ouvrirent une longue phase de croissance capitaliste.  

Les Etats-Unis devinrent, face à la menace fantasmée de l’Union soviétique, les maîtres et gendarmes du monde, continuant en particulier la guerre des anciennes puissances européennes contre les peuples comme en Corée, au Vietnam ou en Amérique latine. La bureaucratie de l’URSS de son côté, tout en contribuant dans le cadre de la coexistence pacifique au développement des luttes de libération nationale, assurait le maintien de l’ordre dans sa zone d’influence, écrasant par exemple la révolution hongroise en 1956.

A la fin des années 60, l’économie mondiale commença à s’essouffler, les perspectives de profits dans la sphère de la production diminuèrent, du fait en particulier de la saturation des marchés. En 1971, Nixon fut contraint de décider la désindexation sur l’or du dollar, dévalué par l’usage massif de la planche à billets pendant la guerre du Vietnam. En 1979, Reagan aux USA et Thatcher en Grande-Bretagne lancèrent l’offensive contre les travailleurs pour enrayer la baisse des taux de profit par la diminution de la masse salariale, par les licenciements et la baisse des salaires, directs et indirects. Cette offensive capitaliste, début de la nouvelle mondialisation, avait pour objectif de faire tomber toutes les barrières qui limitaient les possibilités pour les capitaux de s’investir où ils le voulaient et de fructifier : barrières douanières, entreprises étatiques ou monopoles nationaux et marchés protégés, droits des travailleurs, protections sociales…

A la fin des années 80, les dirigeants de la bureaucratie russe, aux prises avec l’enlisement de leur armée dans la guerre en Afghanistan -qui fit un million de morts de 1979 à 1989-, choisirent de s’intégrer dans le marché mondial enfiévré par la révolution numérique et de mettre ouvertement la main sur les richesses de l’économie étatisée par le bradage et les privatisations. Cette évolution aboutit à la restauration de la propriété capitaliste, à la dissolution de l’URSS en décembre 1991 et au triomphe partout sur la planète du capitalisme sous la haute main de l’impérialisme états-unien.

… au capitalisme mondialisé, financiarisé et militarisé

Alors que la propagande anticommuniste se déchaînait pour célébrer la chute du totalitarisme et l’avènement du règne de la démocratie, de la liberté et de la paix, le nouvel ordre mondial fut inauguré par la guerre contre Saddam Hussein, désigné comme un « nouvel Hitler », sous la houlette de Georges Bush senior, pour « libérer » le Koweit envahi par l’Irak en août 1990. Une coalition d’un nombre de pays inégalé jusque-là et sous le mandat de l’ONU se mit en place pour défendre les droits du Koweit, un Etat devenu indépendant en 1961 sous l’égide de la Grande-Bretagne, pour soustraire à l’Irak d’importants gisements pétroliers et un accès à la mer. Une intense propagande mensongère fut orchestrée pour gagner les opinions publiques à la guerre. C’est ainsi qu’en octobre 1990, devant une commission du congrès américain, une jeune fille fit le récit déchirant de bébés koweïtiens arrachés de leurs couveuses par des soldats irakiens dans une maternité. Ce « témoignage » fut diffusé par la presse écrite et télévisée du monde entier. Des années plus tard, il fut révélé qu’il s’agissait de la fille de l’ambassadeur du Koweït aux États-Unis et que le prétendu témoignage était... un faux organisé de toutes pièces par la CIA.

Plus de 500 000 soldats de la coalition furent positionnés dans les pays du Golfe persique, appuyés par des milliers de chars, de canons, de missiles, de navires et d’avions. Le 17 janvier 1991, furent déclenchés les bombardements sur Bagdad qui firent la une des journaux télévisés, puis commença l’assaut des troupes au sol qui chassèrent l’armée irakienne du Koweït.

L’Irak fut ensuite bombardé régulièrement durant toutes les années 1990 et sa population soumise à un terrible embargo... jusqu’à la guerre menée par le fils Bush en 2003 qui aboutit à l’exécution de Saddam Hussein et à la destruction de l’État irakien.

Quant à la prospérité promise par la prétendue « mondialisation heureuse », elle fit long feu. Dans l’ancienne Union soviétique, la dégradation des conditions de vie de la majorité de la population fut telle que l’espérance moyenne de vie recula de plusieurs années. En Ukraine proprement dite, qui perdit 8 millions d’habitants entre 1990 et 2020, le PIB par habitant recula de 25 % dans cette période.

Des crises préparées par d’intenses spéculations permises par la libéralisation du mouvement des capitaux éclatèrent en 1997 en Asie, en 1998 en Russie, ruinant des pays entiers.

Dans le même temps, la mondialisation de la circulation des capitaux, de la production et des échanges transforma radicalement la planète. Les États-Unis restaient certes la première puissance économique et militaire mondiale, mais d’autres puissances émergeaient dont entre autres l’Inde, le Brésil et surtout la Chine.

Les attentats d’Al Qaida le 11 Septembre 2001 contre le Trade World Center, perpétrés par les forces mêmes qu’ils avaient utilisées contre l’URSS en Afghanistan, donnèrent l’occasion aux Etats-Unis de mener une nouvelle croisade contre le terrorisme islamiste, de déployer des forces militaires dans une zone immense allant de la Libye au Pakistan, de sommer tous leurs alliés de se soumettre ou d’être considérés comme faisant partie de « l’Axe du mal ». Les guerres menées en Afghanistan, en Irak puis en Libye et en Syrie ne firent, au contraire de leurs objectifs déclarés, que faire se lever plus de combattants enrôlés par les forces ultra-réactionnaires d’Al Qaida ou de Daesh.

Les peuples pris en otage par les multinationales et les grandes puissances

Depuis la crise financière de 2008 et leur échec en Irak et en Afghanistan, les Etats-Unis sont confrontés à la remise en cause de leur hégémonie mondiale jusqu’alors incontestée. La Chine a conforté son statut de puissance économique mondiale et s’est lancée dans les vastes projets d’investissements à l’étranger des routes de la soie. La stratégie des Etats-Unis est depuis une dizaine d’années conditionnée par cette nouvelle donne des rapports de force internationaux dominée par leur rivalité commerciale avec l’Asie et la Chine, leur concurrent le plus sérieux. La dégradation de la situation économique accroît les tensions en Asie autour de la Corée, de Taïwan, en mer de Chine mais aussi débouche sur la reconfiguration des alliances militaires, leur renforcement. Depuis Trump, les USA exercent une forte pression sur leurs alliés européens pour qu’ils assument une plus large part des dépenses militaires de l’Otan. Biden a poursuivi et accentué cette politique qui accompagne le déploiement de l’Otan à l’Est de l’Europe aux frontières de la Russie depuis en particulier 2004. Ils entendent plier leurs alliés en Europe à une guerre contre la Russie et à la préparation d’un possible affrontement futur avec la Chine.

En réponse à ce déploiement de l’Otan, Poutine qui a repris le contrôle du secteur militaro-industriel et imposé son pouvoir aux oligarques, a mené plusieurs expéditions militaires depuis 2008 pour soutenir le séparatisme russe en Ossétie du sud et en Abkhazie contre la Géorgie puis dans le Donbass contre l’Ukraine en 2014 et pour annexer la Crimée. Il s’agit pour lui de soumettre ces territoires et leurs peuples à l’État russe et à ses capitalistes, à leur pillage, à leur corruption et à leur violence, au nom de la continuité historique avec le tsarisme et le stalinisme, le nationalisme grand russe.

« 80 000 soldats ukrainiens ont été formés par l’Otan depuis 2014, disait Pascal Boniface au journal Sud-Ouest le 23 avril dernier, et l’aide militaire de l’Otan remonte à loin. Si l’Ukraine n’est pas dans l’Otan, l’Otan est déjà dans l’Ukraine ». Non seulement les Etats-Unis n’ont rien fait pour empêcher la guerre mais très consciemment, ils ont poussé Poutine dans ses retranchements. En juin 2021, Anthony Blinken, le secrétaire d’État aux Affaires étrangères des Etats-Unis soutenait publiquement l’entrée de l’Ukraine dans l’Otan alors que de nombreux conseillers et diplomates américains avaient averti que c’était, pour Poutine, la ligne rouge à ne pas franchir.

Les peuples d’Ukraine sont les fantassins d’une guerre entre grandes puissances, la Russie d’un côté, les États-Unis et l’Union européenne de l’autre.

Cette guerre par procuration n’est pas la première. La répression brutale des manifestations en Cisjordanie par l’armée israélienne, l’assassinat d’une des journalistes d’Al Jazeera les plus populaires en Palestine, Shireen Abu Akleh, par des tirs israéliens nous rappellent comment l’impérialisme s’est servi avec cynisme du peuple juif. L’Angleterre en favorisant l’implantation de colonies sionistes en Palestine en 1917 par la déclaration Balfour, puis les Etats-Unis avec la création, sur une terre déjà peuplée, de l’État d’Israël en 1947 introduisirent sciemment un élément de division au Moyen-Orient contre les populations arabes. Peuple persécuté, chassé de toutes parts quand les nazis dominaient l’Europe et poursuivaient son extermination, le peuple juif a été placé en Israël dans la position de gendarme de la région pour le compte des puissances impérialistes.

La démocratie et les droits des peuples, masque de la lutte pour la domination du monde

L’État israélien piétine depuis des décennies les droits nationaux du peuple palestinien dont les morts se comptent par dizaines de milliers et les réfugiés par millions mais les mêmes qui mettent en avant les droits de la nation ukrainienne pour soutenir sans réserve l’escalade militaire et les surenchères bellicistes des États-Unis et de l’Otan, n’ont pas la moindre condamnation de l’État d’Israël qu’ils soutiennent au contraire.

Pour les grandes puissances, le droit des peuples est à géométrie variable, au gré de leurs intérêts. Tout aussi héroïque et légitime que soit la résistance ukrainienne contre l’invasion russe, il est évident que l’armée ukrainienne ne pourrait pas résister à l’armée de Poutine si elle n’était pas surarmée par les Etats-Unis et leurs alliés dont le but, affiché à plusieurs reprises, est l’affaiblissement, voire le renversement de Poutine.

L’intérêt des peuples n’est pas la surenchère ni l’escalade militaire. Aujourd’hui, mettre en avant la lutte légitime des Ukrainiens contre l’oppression nationale qu’ils subissent de la part de la Russie sans autre considération, en faisant abstraction des rivalités entre grandes puissances qui conditionnent la guerre, conduit à l’impuissance et laisse les esprits prisonniers de la propagande des Etats-Unis, de l’Union européenne et de l’Otan sans autre perspective que la soumission à leur politique, dominés par le nationalisme.

La guerre en Ukraine comme dans le reste du monde est le produit de l’exacerbation de la concurrence entre les multinationales et les Etats qui les appuient pour accaparer des richesses, ressources naturelles, matières premières, travail humain à exploiter. Non seulement les classes dirigeantes sont impuissantes à résoudre les crises économique, écologique, sociale, démocratique que connaît le monde, mais elles n’ont d’autre issue à leur propre faillite que la fuite en avant répressive et militariste pour perpétuer leur domination barbare. En réponse au mépris des peuples, au militarisme, au nationalisme belliciste, à la violence et à la guerre, l’invocation du droit des peuples, le pacifisme, les proclamations sur le désarmement sont vains. Comme le disait Trotsky, en 1938, dans Après Munich, une leçon toute fraîche sur le caractère de la guerre prochaine, « Le seul obstacle à la guerre est la peur que les classes possédantes ont de la révolution » [3].

Galia Trépère

[1], [2], [3] https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1938/10/381010.htm

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