Face à la faillite globale du capitalisme, de nombreuses discussions traversent les milieux militants politiques, syndicaux et associatifs comme la campagne présidentielle sur comment formuler des perspectives pour unifier les luttes qui se développent, comment apporter une réponse globale pour sortir de l’impasse dans laquelle le système nous conduit.
Comme le disent Bernard Friot et Frédéric Lordon, l’anticapitalisme ne suffit plus, il faut aussi définir ce que l’on veut, donner un contenu plus concret à l’idée qu’un autre monde est nécessaire et possible, une société débarrassée des rapports d’exploitation, libérée de la logique mortifère de la course au profit, de la concurrence, de l’égoïsme de classe, une société où la production ne serve qu’à la satisfaction des besoins de toutes et tous, en harmonie avec notre environnement, le socialisme, le communisme.
A travers cette discussion s’expriment à la fois la révolte face aux ravages entraînés par la faillite du capitalisme alors que jamais les progrès des sciences n’ont ouvert autant de possibilités et la conscience qu’il n’y a pas d’issue à cette crise globale sans remettre en cause les fondements du capitalisme.
Mais s’exprime aussi la difficulté à penser l’avenir en s’affranchissant des vieux raisonnements, des schémas du passé, à formuler une politique de classe en toute indépendance des institutions comme du jeu électoral et donc de la logique des appareils syndicaux et politiques dont c’est l’unique horizon.
La volonté de trouver des solutions concrètes, « crédibles », conduit bien des militants à ne les penser que dans des cadres institutionnels déjà existants… quitte à les idéaliser comme c’est le cas avec les différentes déclinaisons de l’idée que la solution serait dans le renforcement du régime général de la sécurité sociale, son élargissement à tous les secteurs de l’activité : sécurité sociale pour le grand âge, sécurité sociale de l’alimentation ou généralisation du statut de fonctionnaire voire salaire à vie. Ces perspectives sont défendues depuis plusieurs années par Bernard Friot et le collectif Réseau salariat, mais sont aussi reprises dans le milieu syndical comme dans les programmes des partis de gauche du PCF à la FI et jusqu’à l’extrême gauche, par notre camarade Philippe Poutou qui, dans la campagne présidentielle, parle d’une sécurité sociale généralisée qui permette un revenu à vie pour tous ou dans l’hebdomadaire du NPA, avec un dossier présentant l’idée d’une sécurité sociale de l’alimentation défendue par la Confédération paysanne.
Mais croire qu’il serait possible de construire un nouveau monde, de changer les fondements du capitalisme à partir de l’élargissement d’institutions déjà existantes conduit, en restant comme suspendu en l’air, à éviter de discuter de la réalité de la lutte de classes qui s’amplifie partout dans le monde. Or toute perspective émancipatrice, toute transformation révolutionnaire ne peut que s’inscrire dans cette lutte des classes réelle.
Depuis plusieurs décennies les classes dominantes mènent une offensive pour maintenir leurs profits malgré la crise globale de leur système en accentuant l’exploitation du monde du travail et notamment en remettant en cause tous les acquis sociaux de l’après-guerre comme autant d’entraves à la machine à profit. C’est cette offensive qui définit le cadre de la lutte des classes et rend illusoire cette nostalgie du compromis d’après-guerre. D’autant qu’en retour, cette lutte des classes s’intensifie aussi du fait des nombreuses résistances, révoltes et luttes que cette offensive provoque à travers le monde.
Sécurité sociale, retraite, fonction publique, des acquis précieux à défendre mais sans les idéaliser
De l’indispensable et légitime défense des acquis sociaux mis en place au lendemain de la seconde guerre mondiale, Bernard Friot et d’autres aboutissent à une idéalisation de la sécurité sociale comme du statut des fonctionnaires, en en faisant un « déjà-là » du communisme ou « un germe de socialisme sans cesse remis en cause qui s'est développé partiellement dans la société capitaliste », qu’il suffirait de généraliser comme réponse à la crise globale du capitalisme.
Outre qu’il n’est pas besoin de charger de vertus socialistes la Sécurité sociale pour s'opposer aux attaques du gouvernement, Friot ne fait en réalité que re-construire l’histoire de l’après-guerre, en mythifiant cette période, le CNR (conseil national de la résistance) et le rôle soi-disant révolutionnaire qu’auraient joué les ministres communistes auprès de De Gaulle et la CGT dans la mise en place du régime général de la sécurité sociale. Ainsi selon Bernard Friot en 1946, le parti communiste a « subverti » la sécurité sociale avec la mise en place du régime général, mais cette sécurité sociale mythifiée n’a existé que sur le papier car le contrôle direct par les travailleurs prévu a laissé la place à une gestion incluant syndicats, patronat sous l’arbitrage de l’État, la généralisation interprofessionnelle de la Sécu n’a jamais été totale pas plus que l’unicité du taux de remboursement qui est resté fixé par l’État… difficile donc d’y voir un « déjà-là » communiste !
La sécurité sociale comme tous les acquis sociaux d’après-guerre sont avant tout le résultat du compromis que la bourgeoisie française déconsidérée du fait de sa collaboration avec le nazisme, a dû concéder pour contenir la colère sociale, relancer la machine de production, faire accepter aux populations, après les ravages de la guerre, la reconstruction du même ordre social, de l’économie capitaliste.
Quelques droits sociaux concédés pour préserver sur le fond l’essentiel des intérêts sociaux de la bourgeoisie. Un compromis qui n’a été possible qu’avec la complicité des directions du PCF comme de la CGT, leur intégration dans les institutions de la bourgeoisie, conséquence d’une abdication de toute perspective de transformation révolutionnaire de la société.
Pour la bourgeoisie, il s’agissait d’un compromis provisoire. Dès son origine, de multiples limites n’ont cessé de réduire la portée de ces acquis sociaux. Et depuis plusieurs décennies, l’offensive libérale des classes dominantes est le cadre de leur remise en cause frontale conduisant à la mise en concurrence de l’ensemble des travailleurs au sein d’un marché globalisé, dans le cadre d'un capitalisme financiarisé et mondialisé.
Défendre ces acquis sociaux de l’après-guerre est indispensable mais à condition de ne pas en faire un modèle de progrès social, surtout quand toute la politique des classes dominantes et de leurs représentants est une fuite en avant pour les remettre en cause et qu’il n’y aura pas de retour en arrière possible, pas de nouveaux droits sociaux à conquérir dans le cadre de ce système failli.
Formuler une politique et des perspectives pour les luttes et les révoltes qui grandissent impliquent de ne pas prendre un passé mythifié comme modèle mais oser se placer d’un point de vue de classe sans concession avec les institutions et les illusions réformistes que les partis qui espèrent arriver au pouvoir par les élections continuent de distiller.
Sécurité sociale de l’alimentation, l’illusion de tout changer… sans révolution
Dans la continuité des idées de Bernard Friot, la sécurité sociale de l’alimentation est présentée par ses défenseurs dont la Confédération paysanne comme une alternative globale pour libérer ce secteur vital pour l’humanité de la poignée de multinationales de l’agroalimentaire qui détiennent un quasi-monopole pour l’achat, la transformation et la distribution des produits alimentaires. Tout ce secteur, comme bien d’autres, est ainsi soumis à la folie de la course aux profits, du marché, de la concurrence, de la course à la productivité et en conséquence est détourné de sa raison d’être, nourrir l’humanité. Non seulement cela a conduit à une agriculture et des élevages industriels qui ravagent l’environnement mais l’agrobusiness se révèle bien incapable de fournir une alimentation saine et suffisante à l’ensemble de la population et même de faire disparaître les famines et la sous-alimentation à l’échelle du monde.
Les géants de l’industrie agroalimentaire brassent des milliards d’euros, exploitent des millions de travailleur·e·s à travers le monde, contrôlent l’ensemble des maillons de ce secteur. Leur position de monopole leur donne un tel pouvoir qu’ils imposent leurs règles du jeu aux agriculteurs, aux petits commerçants, aux consommateurs mais aussi aux États, bien incapables de s’opposer à eux quand il s’agit de santé publique, que ce soit pour imposer l’arrêt des pesticides ou favoriser une alimentation équilibrée.
Les défenseurs d’un service public de l’alimentation qui dénoncent à juste titre la folie de cette mainmise des multinationales, voudraient extraire toute la production alimentaire de la logique mortifère du marché. S’il est incontestable que c’est une nécessité, reste le problème de fond de comprendre ce qui l’empêche. Discuter de comment ce secteur pourrait être mieux organisé sur d’autres bases que le marché, d’une façon plus démocratique associant producteurs et consommateurs pour fournir une alimentation saine à tous, laisse entendre qu’il suffirait d’imaginer le bon système pour qu’il puisse se mettre en place, en douceur de l’intérieur sans avoir besoin de bouleverser tout l’ordre social.
Cela revient à faire l’impasse sur la réalité des rapports sociaux, en en faisant un problème de mauvaise organisation sociale plutôt qu’une question de domination de classe, d’exploitation sociale. Or toute réorganisation du secteur de l’alimentation prenant en compte la réelle satisfaction des besoins humains, comme d’ailleurs de tous les autres secteurs de l’activité économique, ne pourra se faire que sur la base de l’expropriation des grands groupes capitalistes qui ont mis en coupe réglée toute l’économie mondiale
Plus que d’imaginer la meilleure organisation sociale possible, il s’agit de formuler clairement l’enjeu de la bataille politique en cours : une lutte globale pour prendre le contrôle de l’économie en contestant la domination des classes possédantes. Il n’y aura pas de raccourci, pas de solution alternative sans poser la question de l'expropriation du capital, tant l’ensemble de l’économie est aujourd’hui sous le contrôle d’une poignée de multinationales.
Les nostalgiques de la période d’après-guerre espèrent un retour vers « les jours heureux », cette période révolue où, contrainte par le rapport de force, la bourgeoisie avait concédé des droits sociaux, ayant encore du « grain à moudre » que partis réformistes et syndicats pouvaient négocier et gérer. Dans le cadre de la mondialisation financière et de l’offensive des classes dominantes pour accentuer l’exploitation et le pillage de la nature, il n’y a aucune base pour une politique de compromis qui pourrait être le cadre d’une politique réformiste capable de conquérir de nouveaux droits sociaux sans remettre en cause sa logique profonde et donc la propriété capitaliste, la domination de classe de la bourgeoisie.
Généraliser le régime général de la sécurité sociale ou changer de mode de production
Le capitalisme est enfermé dans une fuite en avant où la poursuite de l’accumulation de richesses par une infime minorité provoque une régression sociale globalisée et une destruction sans précédent de notre environnement. C’est pour cela qu’il n’y a rien à attendre des classes dominantes, de leur personnel politique comme de leurs institutions, ni d’ailleurs de tous ceux qui n’aspirent qu’à participer à la gestion, à la sauvegarde de ce système en faillite.
Organiser l’économie en fonction des besoins sociaux et du respect de l’environnement ne se fera pas par un simple jeu institutionnel, par en haut, par l’application d’un bon programme de réformes comme la généralisation de la sécurité sociale. Parce qu’il s’agit d’imposer une toute autre logique politique et sociale, c’est un enjeu de la lutte des classes. Un combat de classe dont l’objectif final ne peut qu’être la conquête de la démocratie par les exploité.e.s et les opprimé.e.s pour décider de leur propre sort et réorganiser l’ensemble de la production pour satisfaire les besoins sociaux, c’est la condition pour sortir du mode de production capitaliste.
C’est la ligne de démarcation fondamentale entre les révolutionnaires et toutes les forces politiques ou syndicales qui, tout en dénonçant les ravages du capitalisme, restent prisonnières d’un cadre institutionnel républicain soi-disant démocratique, en fait, un jeu de dupes pour nous vendre les même vieilles illusions réformistes, sans avenir.
L’avenir est du côté des opprimés, de leurs révoltes qui se nourrissent des transformations de conscience qui, à l’échelle du monde, s’opèrent face aux conséquences de la faillite globale du capitalisme. A l’opposé de tous les marchands d’illusions, l’urgence est de donner une perspective commune à l’ensemble de ces révoltes pour leur donner une cohérence, une conscience de classe qui porte, en toute indépendance des institutions, la perspective d’une transformation révolutionnaire et démocratique de la société, le socialisme, le communisme.
Bruno Bajou