Étonnant jeu de manipulation médiatique, le non-candidat Zemmour est maintenant donné au coude à coude avec Le Pen ou qualifié pour le second tour de la présidentielle par les sondages ! Il faut dire que ces derniers sont commandités par ceux-là même qui font depuis des mois, voire des années, la promotion de leur créature. Quoi qu’il en soit, cet emballement sondagier exprime de bien réelles évolutions des rapports de forces politiques et des choix d’une fraction des classes dominantes.

Commentant sa propre non-candidature Zemmour déclarait il y a peu : « Dans les conditions avant qu’il y ait des rumeurs sur macandidature, l’élection était jouée : Marine Le Pen était au second tour et elle était à nouveau battue par Emmanuel Macron. […] Emmanuel Macron en était ravi parce qu’il savait qu’il allait à nouveau l’écraser […]. Madame Le Pen faisait semblant de croire qu’elle pouvait gagner. Et les candidats de LR faisaient semblant de croire qu’ils pouvaient être au second tour. Tout ça était un jeu de rôle, c’était écrit... ». Et d’ajouter « Il y a eu du changement depuis... ». Effectivement, ce jeu de rôle semble voler en éclats au bénéfice du nouveau non-candidat-candidat prétendu à son tour antisystème et anti-élite, nouvel imposteur visant à occuper la place que le décrochage de Marine Le Pen, qui s’est pris les pieds dans le tapis de la dédiabolisation, laisse libre. « Il y a deux catégories de gens pour moi, dit Zemmour, ceux qui se contredisent et les gens qui se répètent. Moi, je suis de la catégorie des gens qui se répètent et je préfère parce que je pense que j’ai eu raison et que je continue à avoir raison et vu l’enthousiasme et les sondages [...] il y a beaucoup de gens qui pensent que j’ai eu raison et que j’ai raison donc je vais continuer à dire la même chose. Je ne vais pas édulcorer mon discours, je me fous de la diabolisation ! ». Il se pose sans ambiguïté en relais de Le Pen, politicienne et héritière opportuniste : « Je ne deviendrai pas un homme politique comme les autres […]. Je ne suis pas un politicien, je ne fais pas de compromis ». A voir, l’ambitieuse créature des médias et d’une fraction de la bourgeoisie se rêvait jusqu’alors sans trop oser y croire le champion de l’union des droites, sans aucun doute est-il convaincu que son heure est arrivée. Il faudrait être aveugle pour ne pas prendre au sérieux son ambition. Rien ne dit que la bulle médiatique va se dégonfler tant elle s’inscrit dans une logique politique à l’œuvre depuis Sarkozy, Hollande puis Macron. Rien n’est écrit mais le discrédit des partis institutionnels, l’effondrement de la gauche a libéré les forces de la droite extrême et de l’extrême droite prêtes à la fusion dont Marine Le Pen a échoué à être l’axe. Macron n’en est pas pour autant menacé. Les rivalités politiciennes jouent en sa faveur et il reste maître de jeu dans le bloc réactionnaire et autoritaire, lui dont le zélé ministre de l’intérieur ne manque pas une occasion de défendre sa police en niant y compris les évidences dénoncées par Philippe Poutou...

Le produit de l’impasse Marine Le Pen

Bien plus que le prétendu talent du non-candidat fabriqué, talent qui se résume au bluff, au culot et à une cynique imposture, ce sont bien les évolutions politiques, conséquences du discrédit des partis institutionnels et de l’effondrement de la gauche intégrée à l’ordre établi qui, après avoir propulsé Le Pen, produisent Zemmour. Macron a été la première réponse trouvée par l’establishment politique à sa crise, réponse dont la solide béquille était Le Pen, épouvantail captant une partie du mécontentement populaire mais dont l’arrivée au pouvoir était impossible tant le clan Le Pen était rejeté par la droite de ce pays.

L’incapacité de Le Pen à sortir de ses propres limites affichées depuis la dernière présidentielle, de son échec devenu patent à l’occasion des régionales, a ouvert la concurrence à droite pour savoir comment et autour de qui pourrait se constituer ce nouveau parti de droite, fusion de la droite extrême et de l’extrême droite.

Marine Le Pen s’est embourbée dans ses tentatives de dédiabolisation et ses velléités démagogiques à jouer la porte-parole du mécontentement social. Elle s’est déconsidérée aux yeux d’une fraction de son électorat sans pour autant trouver la reconnaissance de la bourgeoisie par qui elle voulait se faire accepter.

Zemmour progresse au prorata du décrochage de Marine Le Pen d’autant que personne à droite ne semble en mesure de prétendre rassembler l’électorat de droite extrême et d’extrême droite ou simplement susceptible de mettre Macron en difficulté. Et il pourrait bien réussir son pari d’unir les droites... contre le RN et LR à l’occasion des législatives qui suivront la présidentielle, du moins s’il se qualifiait pour le second tour.

Certes, la messe n’est pas dite. Rien n’exclut que puisse exploser la bulle spéculative médiatique Zemmour. Peut-être Le Pen aura-t-elle la capacité de reprendre l’initiative, elle qui propose à Zemmour d’être son premier ministre ! Au final, cela ne changera pas le fond du point de vue du mouvement ouvrier. La promotion de Zemmour n’exprime pas une « droitisation de la société », formule qui met tout le monde dans le même sac sans rien expliquer tout en accusant les classes populaires, mais bien la conséquence des choix d’une partie du personnel politique de la bourgeoisie et aussi de la bourgeoisie elle-même qui, en particulier par l’intermédiaire de Bolloré, organise la campagne de Zemmour.

Notre problème n’est pas de faire des pronostics sur l’avenir de ce dernier, produit spéculatif, il pourrait bien connaître un krach, mais de prendre la mesure du tournant, de l’avertissement que l’écho qu’il rencontre représente.

La créature de Bolloré and Co...

Certes, pour le moment Zemmour n’a pas reçu le soutien d’un puissant réseau de banquiers d’affaires comme Macron en avait bénéficié. Il joue au candidat « anti-élites » qui serait, le moment venu, financé par des petits donateurs. Cette mise en scène ne peut donner le change. Zemmour n’est pas un simple produit des salles de rédaction mais celui du potentat des médias, Bolloré, et de ses amis, un choix très politique.

C’est d’ailleurs Interforum, filiale du géant de l’édition Editis, propriété du groupe Vivendi contrôlé par Vincent Bolloré, qui diffuse son livre de campagne La France n’a pas dit son dernier mot. Autour de lui, si l’on en croit la presse, une galaxie d’hommes d’affaires sont tout disposés à le financer. Charles Gave, financier qui a fait fortune en créant le gestionnaire de fonds Gavekal basé à Hong Kong, ainsi que l’ancien dirigeant de la SNCF et de Elf-Aquitaine, Loïk Le Floch-Prigent ; Julien Madar, ancien banquier d’affaire chez Rothschild, directeur général de Checkmyguest, une start-up spécialisée dans le conseil aux entreprises ; Paul-Marie Coûteaux, le directeur du magazine Nouveau Conservateur, ancien proche de Marine Le Pen ; Jonathan Nadler, un ancien de la banque de Rothschild qui travaille aujourd’hui chez JP Morgan ; Henri de Castries, ancien patron d’Axa ; Nicolas Tavernost, patron de M6 ou encore Bernard Delpit, numéro 2 de Safran... La liste de soutiens issus des milieux d’affaires qui se rencontrent lors de dîners mondains est longue. De toute évidence, une partie du grand patronat n’hésite pas à afficher son soutien, sans parler de la large complaisance dont jouit Zemmour.

Extrême libéralisme au service de la finance

Son programme économique leur est tout entier dédié, projet ultra-libéral et pro-patronal. Derrière un discours protectionniste et une rhétorique autour de la valeur du travail reprise directement de Sarkozy et qui prétend s’adresser à l’électorat populaire de droite, se profile une liste de cadeaux au patronat : baisse des impôts de production, baisse des impôts sur les sociétés, réduction des charges sociales, hausse de l’âge de départ à la retraite à 64 ans avec la fin des régimes spéciaux...

Son programme est une profession de foi très proche des autres candidats déclarés à droite, de Macron à Bertrand. Comme ses rivaux-alliés de la droite, Zemmour fait des exigences patronales son credo sans autres considérations que de les servir là où Marine Le Pen a cru pouvoir faire de la démagogie sociale.

Il se présente comme le mieux placé pour mener l’offensive antisociale pour le compte du capital au nom de « l’antidéclinisme » en annonçant une offensive politique assumant ouvertement l’affrontement, y compris violent, non seulement contre les musulmans ou supposés tels désignés comme boucs émissaires mais contre l’ensemble du monde du travail. Des patrons et pas des moindres semblent vouloir sinon le suivre au moins l’utiliser.

Le monstre pourrait bien échapper à ses créateurs…

Ceux qui soutiennent et financent ou s’apprêtent à financer Zemmour, ou ceux qui l’ont placé au centre du jeu politique ont vu et voient en lui un potentiel candidat venant de la droite capable de porter un coup décisif à Le Pen sur son propre terrain dans le même temps qu’il pourrait contribuer à achever LR, des calculs qui, de toute évidence, ne sont pas étrangers à ceux de Macron. Et si le contenu non seulement raciste mais d’incitation à la violence raciste y compris étatique peut leur sembler excessif, les propos « sans tabou » de Zemmour s’intègrent sans grande réticence à ceux du bloc réactionnaire contre la population. Les uns et les autres contribuent ainsi à mettre en route une machine dont ils ne contrôlent pas la logique propre et criminelle.

« On a créé un monstre qui est en train de nous échapper », s’inquiétait un journaliste cité par Médiapart. Oui, et le monstre fait des adeptes avec ce culot cynique aveugle qui ne recule devant aucune turpitude, indifférent aux conséquences de ses propos. Il fait des adeptes et exprime au grand jour ce qui sommeillait dans les cerveaux malades d’une vieille France réactionnaire qui, après avoir perdu ses colonies, son empire, voit ses propriétés et privilèges menacés par le capitalisme financier mondialisé, sa course à la faillite, la peur de sa propre faillite, du déclassement, la peur du mouvement démocratique qui se développe au cœur de la société, ici et à travers le monde.

Cette peur est le terreau des fantasmes complotistes morbides et racistes que colporte Zemmour, la thèse du « grand remplacement », l’islam et les musulmans décrits comme « une armée d’occupation ». « Nous vivons depuis trente ans une invasion, une colonisation, qui entraîne une conflagration. […] En France, comme dans toute l’Europe, tous nos problèmes sont aggravés par l’immigration : école, logement, chômage, déficits sociaux, dette publique, ordre public, prisons, qualifications professionnelles, urgences aux hôpitaux, drogue. Et tous nos problèmes aggravés par l’immigration sont aggravés par l’islam. C’est la double peine ». « Il y a une continuité entre les viols, vols, trafic jusqu’aux attentats de 2015, ce sont les mêmes qui les commettent […] C’est le djihad partout ».

« Cette situation d’un peuple dans le peuple, des musulmans dans le peuple français, nous conduira au chaos et à la guerre civile ».

Son discours est effectivement une déclaration de guerre aux classes populaires dans leur ensemble. Personne aujourd’hui n’imagine la mise en œuvre d’une telle politique mais celle-ci franchit un seuil. Il ne s’agit plus seulement, si l’on peut dire, de limiter et de contrôler l’immigration mais d’une incitation à la violence raciste collective et d’État, une « guerre civile » qui viserait l’ensemble des exploités, des opprimés, ainsi qu’une répression tous azimuts du mouvement ouvrier, démocratique, des mouvements antiracistes, féministes et LGBTI, complices de la destruction de la France, de l’Occident, de l’homme blanc, victime de la « féminisation des sociétés ».

Pour l’unité démocratique et révolutionnaire contre la réaction sociale et politique

Zemmour n’est pas simplement un candidat des riches qui défend les intérêts du patronat contre les travailleurs. Tous les candidats qui prétendent accéder à la fonction présidentielle sont des candidats des riches qui, d’une façon ou d’une autre, se plieront aux exigences de l’oligarchie financière et des multinationales. Cela ne veut pas dire que nous tirions un trait d’égalité entre eux et que leur façon de prétendre servir leurs commanditaires est indifférente et sans conséquence du point de vue même des rapports entre les classes, du point de vue des perspectives et possibilité des luttes, des évolutions de conscience au sein du monde du travail, des femmes, de la jeunesse.

Au-delà de sa personnalité, Zemmour est le symptôme d’évolutions politiques directement dépendantes de l’évolution économique et sociale d’un capitalisme qui court à la faillite. Si Marine Le Pen a su capter et dévoyer une part du mécontentement populaire pour son propre compte électoral, Zemmour a su capter les besoins d’une fraction de la bourgeoisie pour sa propre ambition et paranoïa mais aussi pour le compte de ses commanditaires, d’une certaine façon comme le fit Macron mais à un degré de plus de violence populiste.

A ce stade, notre problème n’est pas de savoir si cette opération politique aboutira ou pas mais de comprendre pourquoi et comment elle est inscrite dans la marche à la faillite du capitalisme mondialisé, une possible réponse des classes dominantes aux révoltes populaires.

Zemmour plus encore que Le Pen est l’expression d’une montée réactionnaire au sein des classes bourgeoises, la peur devant leur avenir, leur peur devant la menace de faillite de tout ce qui fonde leurs privilèges, l’état et la propriété, leur peur devant les exigences démocratiques, sociales, féministes, écologiques. C’est cette peur du déclassement qu’une partie de la grande bourgeoise envisage délibérément aujourd’hui de retourner contre les classes exploitées, le prolétariat quelle que soit son origine ou sa couleur de peau.

Sans doute n’est-ce encore qu’un avertissement mais un avertissement qui pèse déjà lourd dans le rapport de force.

Répondre aux menaces de la droite extrême et de l’extrême droite dépend de notre capacité à rassembler les forces qui entendent réellement mener la lutte contre ce système qui engendre des monstres. Mener la lutte non pas sur le terrain de la défense de la France on de la République, du nationalisme en polémiquant doctement avec eux comme le fit Mélenchon, mais par la méthode de la lutte de classe pour défendre une perspective révolutionnaire, la prise en main de la direction et du contrôle de la société par les producteurs eux-mêmes.

Ce n’est pas d’une nouvelle alternative de gauche dont le monde du travail a besoin, mais d’une alternative de classe, indépendante de la gauche y compris dite radicale.

De ce point de vue, on ne peut être qu’inquiet et s’interroger sur l’aveuglement du mouvement révolutionnaire qui continue son business électoral as usual. Trois candidats potentiels pour une même politique, trois candidats de fait prisonniers des divisions et, quoi que chacun en dise, de rivalités électorales bien mal venues. Aussi mal venues que ces divisions qui opposent des camarades qui, toutes et tous, manifestent la même détermination pour expliquer aux travailleur.e.s la nécessité de faire converger les luttes. Et si nous convergions nous-mêmes ? Il y a urgence à travailler à dépasser les vieilles divergences héritées d’un passé avec lequel la situation que nous connaissons n’a que peu de rapports. Cela implique de prendre en compte les données de la nouvelle période pour donner au mouvement révolutionnaire les moyens de conquérir une réelle influence.

Il est urgent de tourner la page de ces divisions et rivalités, il est temps pour le mouvement révolutionnaire de construire son monde d’après, d’imaginer un large mouvement démocratique, dynamique, vivant et créateur, capable d’innover et de s’affranchir de son propre passé pour faire obstacle à la logique mortifère qui se met en route, ouvrir une perspective au monde du travail.

Yvan Lemaitre

Submit to FacebookSubmit to Google PlusSubmit to TwitterSubmit to LinkedIn