La chute de Kaboul le 15 août, le retour au pouvoir des talibans marquent un tournant important dans la politique internationale même s’ils étaient attendus et annoncés après que Biden a confirmé la fin du retrait des troupes américaines le 31 août. Les négociations visant à organiser ce retour au pouvoir avaient commencé sous Obama pour se concrétiser sous Trump. Le gouvernement officiel d’Ashraf Ghani, gouvernement fantoche, n’était pas convié aux discussions, ce qui en dit long sur son peu de poids aux yeux des dirigeants américains eux-mêmes. Le 29 février 2020 à Doha au Qatar, Trump annonçait qu’il était parvenu à un accord avec les talibans. Il reviendra à Biden de gérer la suite...

L’ampleur de la débâcle, l’effondrement du régime pourri jusqu’à la moelle mis en place par le Pentagone, dont les troupes ont largement contribué à l’armement des talibans et ont fui le combat ne sont pas non plus une surprise. Les scènes de fuite et de panique à l’aéroport de Kaboul ont donné à voir au monde entier l’ampleur de la déroute des USA.

La déroute des marionnettes à la solde des USA donne la mesure de l’hypocrisie des chefs d’État comme des commentateurs vigoureux défenseurs des droits des femmes et du peuple Afghans. Macron n’a pas manqué, toute honte bue, de se distinguer en affirmant sa détermination à « protéger contre des flux migratoires irréguliers importants » qui « nourrissent les trafics de toute nature », appelant à « la solidarité dans l’effort, l’harmonisation des critères de protection et la mise en place de coopérations avec les pays de transit, comme le Pakistan, la Turquie ou l’Iran ». En même temps qu’il fait la chasse aux migrants afghans, Biden, quant à lui, assume tout en récrivant l’histoire : « L’Amérique est allée en Afghanistan il y a vingt ans pour vaincre les forces qui ont attaqué ce pays le 11 septembre. Cette mission a entraîné la mort d’Oussama Ben Laden il y a plus d’une décennie et la désintégration d’Al-Qaida. » Comme si l’intervention des USA et de leurs alliés sous la couverture de l’Otan n’était qu’une simple opération de police internationale pour avoir la tête de Ben Laden ! Les USA sont en réalité contraints de partir devant leur propre échec après vingt ans d’une guerre dont les objectifs stratégiques visaient à faire du pays une base militaire tant vis à vis du Moyen Orient que de la Russie et de la Chine sans oublier le Pakistan et l’Iran.

La guerre et l’occupation de l’Afghanistan s’inscrivaient dans la logique de « la guerre sans fin » de Bush inaugurée en Irak fin 1990 après l’effondrement de l’URSS qui laissait un vide dont les USA entendaient profiter pour asseoir leur domination sur l’ensemble de la planète.

L’Afghanistan restera comme le cimetière de cette politique au bout de trente ans d’aventures militaires sanglantes et dévastatrices.

Il serait cependant aveugle de croire que ce désastre représente une victoire des peuples.

Le parallèle auquel se livrent les commentateurs entre la chute de Kaboul et celle de Saïgon en 1975 est pour le moins superficiel. La chute de Saïgon représentait l’aboutissement de la lutte des peuples pour l’indépendance nationale et liquider le joug colonial et impérialiste. La chute de Kaboul, même si elle met fin à la sale guerre d’occupation, a une portée tout autre. Elle est une des expressions de la faillite du capitalisme mondialisé, du chaos qu’il engendre en particulier à travers la politique des grandes puissances qui prétendent réguler le monde mais répandent la misère et la guerre. Et les talibans sauront, très probablement, faire les gestes pour trouver leur place dans le jeu de la concurrence mondialisée et des rivalités entre grandes et moyennes puissances tout comme l’Arabie saoudite et d’autres tout en imposant au peuple le joug de la charia en premier lieu contre les femmes.

De « la guerre sans fin » aux attentats du 11 septembre et à la guerre en Afghanistan

C’est avec la première guerre du Golfe et les interventions américaines en ex-Yougoslavie dans les années 1990 que commença l’offensive libérale et impérialiste orchestrée par Wall Street et le Pentagone.

En août 1990, les troupes irakiennes pénétrèrent au Koweït, ce mini-État artificiel, symbole de l'arrogante domination des multinationales du pétrole sur toute la région. Quatre jours après, l'ONU décréta, à l'initiative des États-Unis, un embargo sur la totalité du commerce avec l'Irak. Les USA lancèrent un appel à la mobilisation de leurs alliés, sous le patronage de l'ONU, afin de « libérer le Koweït ». Et en quelques mois, une force d'un demi-million d'hommes venus de 32 pays envahit la région.

Il fallut moins de trois mois aux forces impérialistes pour annihiler l'armée irakienne, sans que cela se solde par des pertes significatives du côté occidental. Dès avril 1991, les troupes irakiennes avaient évacué le Koweït et Bagdad avait été contraint à la capitulation. Pour la population irakienne, le bilan de cette guerre puis de l’embargo et des sanctions se soldait par des dizaines de milliers de morts, la destruction du pays.

Cette démonstration de force poursuivait des objectifs qui allaient bien au-delà de l'Irak. Les dirigeants américains s’engageaient dans une vaste opération militaire dont l’enjeu n’était pas tant de chasser Saddam Hussein du Koweït ou plus tard du pouvoir mais bien d’asseoir par la terreur la domination de Wall Street.

C’est durant cette période qu’est apparu Ben Laden. D’abord il entra au service des USA dans la guerre contre l’occupation de l’Afghanistan par l’URSS, occupation qui dura dix ans et fit plus d’un million de morts. Alors, la CIA, en collaboration avec l'Arabie saoudite et le Pakistan, mobilisaient des combattants islamistes de tout le monde musulman pour une guerre par procuration contre les forces soviétiques soutenant un gouvernement laïc à Kaboul. Cette guerre devait porter au pouvoir les talibans à l’ombre desquels Ben Laden a formé à partir de réseaux djihadistes, dès 1987, Al-Qaïda.

Ben Laden se retourna contre ses maîtres quand ceux-ci utilisèrent le territoire de l’Arabie saoudite dans la guerre contre l’Irak et se mit à son propre compte, construisit ses propres réseaux responsables des attentats du 11 septembre 2001.

L’invasion de l’Afghanistan en réponse au 11-Septembre

Le 11 septembre 2001, 19 terroristes membres du réseau djihadiste Al-Qaida détournent quatre avions de ligne, dont deux vont s’écraser sur les tours jumelles du World Trade Center, à New York, un autre sur le Pentagone, à Washington, et le quatrième dans un champ à Shanksville, en Pennsylvanie. Ces attaques vécues en direct par le monde entier font 2 977 morts et plus de 6 200 blessés.

Dans la soirée Bush lance ce qu’il appelle la « guerre contre le terrorisme ». Le 20 septembre, lors d’une session du Congrès, il lance un ultimatum aux talibans au pouvoir en Afghanistan, et leur demande de « livrer (…) tous les dirigeants d’Al-Qaida qui se cachent sur [leur] territoire, ou de partager leur sort ».

Le 28 septembre 2001, le Conseil de sécurité des Nations unies adopte la résolution 1373 qui oblige tous les États à prendre des mesures législatives contre le terrorisme.

Quinze jours plus tard, le 7 octobre 2001, l’opération « Enduring Freedom » (« Liberté immuable ») commence. Kaboul tombe à la mi-novembre 2001, suivi du bastion taliban de Kandahar. Leur chef, le mollah Omar, prend la fuite, tout comme Oussama Ben Laden.

En cinq semaines, le régime des talibans fut anéanti au prix de milliers de morts parmi les civils et de la destruction du pays.

Les Nations unies se prêtent complaisamment à la comédie cynique d’un retour progressif à la démocratie en Afghanistan avec la création d’un gouvernement fantoche dirigé par Hamid Karzaï. Une Force internationale d’assistance à la sécurité (ISAF), coalition militaire placée sous l’égide de l’OTAN, est mandatée pour opérer sur le terrain aux côtés des 2 500 soldats américains. En avril 2002, George W. Bush appelle à un « plan Marshall » pour reconstruire l’Afghanistan.

Biden se justifiant, la semaine dernière, du retrait américain a pointé du doigt l’hypocrisie de cette politique dite de reconstruction, un mythe visant à légitimer l’occupation américaine : « Notre mission en Afghanistan n’a jamais été censée construire une nation. Elle n’a jamais été censée créer une démocratie unifiée centralisée », a-t-il déclaré en perpétuant le mensonge d’État sur l’objectif de la guerre qui « reste aujourd’hui et a toujours été d’empêcher une attaque terroriste sur le sol américain ». Ladite aide à la reconstruction était en effet le complément de l’opération militaire pour tenter d’asseoir et de légitimer l’occupation américaine. Ces promesses de démocratie et de prospérité ont été de cyniques mensonges. Le régime fantoche de Kaboul, fruit d’élections truquées et d’accords avec des chefs de guerre criminels, n’avait aucune légitimité. Après 20 ans d’aide américaine, l’Afghanistan se classe toujours au 169e rang (sur 189 pays) de l’indice de développement humain des Nations unies.

2003, la deuxième guerre d’Irak, le mensonge d’État au service de la « guerre globale contre la terreur »

Moins de deux ans après l’invasion de l’Afghanistan, les USA impulsent une nouvelle campagne militaire justifiée par un nouveau mensonge d’État, la présence en Irak d’« armes de destruction massive » qui n’existaient pas. Qu’importe si le régime de Saddam Hussein est un farouche adversaire des djihadistes et qu’il ne détient aucune arme de destruction massive, il est désigné par Washington comme un soutien du terrorisme international qu’il faut abattre.

Bush et le Pentagone sont aveuglés par leur supériorité militaire et leurs inquiétudes face à un monde en plein bouleversement. Il leur faut asseoir solidement leur domination en lançant une nouvelle campagne militaire sous la bannière hypocrite des « droits de l’homme » pour imposer militairement des changements de régime en Irak mais aussi en Libye, le pays aux plus grandes réserves de pétrole d’Afrique, et en Syrie.

Le 20 mars 2003, l’Irak est envahi et l’essentiel de l’effort militaire américain s’y concentre. Le 1er mai 2003, le secrétaire à la défense, Donald Rumsfeld, se rend à Kaboul et annonce la fin des « activités de combat majeures » en Afghanistan, où se trouvent 8 000 soldats américains. Place aux « opérations de stabilisation et de reconstruction » pour tenter de stabiliser l’occupation américaine.

Ces guerres ont tué et mutilé des millions de personnes, ont fait des dizaines de millions d’autres des réfugiés et détruit des pays entiers, elles n’ont pas atteint leurs objectifs, produisant au contraire des débâcles dont la déroute afghane est le point d’orgue.

Élu en 2008, Obama poursuit la politique de Bush. Seul le discours change. Trois mois après son entrée à la Maison Blanche, il envoie 21 000 soldats puis, en décembre 2009, 30 000 supplémentaires en renfort pour venir à bout de ce qu’il appelle « le cancer d’Al-Qaida », la stratégie de la « montée en puissance ».

Le 1er mai 2011, après plus d’une décennie de traque, Oussama Ben Laden, malade, isolé et assigné à résidence par l’agence de renseignement militaire pakistanaise ISI, est exécuté au Pakistan par une équipe de Navy Seals américains. « Justice est faite », déclare Barack Obama.

La guerre se poursuit cependant plus de neuf ans.

Le prix du terrorisme mondialisé des grandes puissances

Les États-Unis ont perdu la guerre au cours de deux décennies d’occupation militaire qui ont provoqué une opposition et une colère intenses dans la population afghane.

Plus de 175 000 civils ont été tués dans cette guerre. Si l’on ajoute ceux qui sont morts à cause des déplacements massifs et de la destruction générale des conditions sociales, le total dépasserait sans doute largement le million. La guerre américaine a donné lieu à une série interminable de crimes contre la population afghane.

Les États-Unis ont dépensé 143 milliards de dollars pour la « reconstruction » de l’Afghanistan, une somme qui, corrigée de l’inflation, est supérieure à ce que Washington a dépensé pour l’ensemble du plan Marshall de reconstruction de l’Europe occidentale après la Seconde Guerre mondiale. Cet argent n’a produit aucune amélioration significative de la vie de la grande majorité des Afghans. Il n’a pas servi non plus au développement des infrastructures de base. Il a servi en grande partie à remplir les poches de l’une des kleptocraties les plus corrompues de la planète, y compris le commandement militaire, qui a volé la solde et les fournitures des soldats, contribuant ainsi fortement à l’effondrement actuel des forces de sécurité.

Le coût de la guerre pour les États-Unis, outre les mille milliards de dollars dépensés pour la mener, se mesure à la mort de 2 452 militaires américains ; de 455 soldats britanniques et de 689 soldats du Canada, de la France, de l’Allemagne, de l’Italie, de la Pologne, du Danemark, de l’Australie, de l’Espagne et d’autres pays encore. Parmi les 250 000 soldats américains déployés au moins une fois en Afghanistan, nombreux sont ceux qui sont revenus mutilés ou traumatisés psychologiquement par la violence de cette sale guerre d’occupation.

Un tournant dans la situation internationale à l’heure du capitalisme mondialisé

La chute de Kaboul expose aux yeux du monde entier la faillite de la politique militariste menée par les USA depuis plus de trois décennies. Elle n’y met pas pour autant fin. Elle en change la donne et contraint les USA et leurs alliés comme leurs rivaux à redéfinir leurs objectifs stratégiques, à s’adapter aux nouveaux rapports de force qui se sont construits à travers le développement du capitalisme financier mondialisé. Trump avait commencé le job, Biden le poursuit quel qu’en soit, pour lui, le coût politique. Les prétentions d’hégémonie des USA se heurtent brutalement à leur limite. Leur incapacité à réaliser les ambitions de Bush à façonner le nouvel ordre mondial soumis à l’hégémonie américaine les engage dans une politique nationaliste agressive dont Trump s’est fait le promoteur et qui fait et fera du nouvel ordre mondial un ordre d’exacerbation des rivalités tant économiques que commerciales et militaires. La globalisation de la concurrence, c’est aussi la globalisation du militarisme.

La fin de l'URSS et les transformations opérées par la mondialisation ont ouvert une nouvelle période de contestation de l'hégémonie américaine à travers un monde multipolaire où se renforcent dans le même temps les liens d’interdépendance économique et financière. Un mélange explosif !

Le retrait des USA redonne à l’Afghanistan une place particulière entre la Russie, la Chine, le Moyen-Orient et les USA. La Chine et la Russie ont reconnu le pouvoir des talibans, les USA le feront à condition qu’ils n’offrent pas leur protection à des groupes djihadistes. La Chine a besoin de commercer le plus normalement possible avec l'Afghanistan, de pouvoir continuer à exploiter sans risque la mine de cuivre d'Aynak mais aussi d’accéder aux richesses minières du sous-sol Afghan qui pourraient susciter bien des convoitises. Elle veut intégrer l’Afghanistan à son projet de « Nouvelles routes de la soie ».

L’Afghanistan va donc prendre une place importante dans les rivalités entre la Chine et les USA dans lesquelles la Russie tout comme le Pakistan ou l’Iran essaieront de tirer leur épingle du jeu.

Le jeu des intérêts rivaux va perpétuer les tensions, risques de guerre sans écarter la possibilité du retour des USA. Dans ce jeu les talibans entendent prendre leur place du moins s’ils arrivent à stabiliser le pays par leur dictature intégriste pour empêcher une renaissance des luttes entre seigneurs de guerre ruinant toute stabilité et contre les classes populaires.

Les USA ne sont plus en mesure d’assurer l’ordre mondial, c’est, sans aucun doute, la principale leçon des 20 ans de guerre contre le terrorisme. Avec, en conséquence, un capitalisme mondialisé qui ne connaît pas de mode de régulation. De ce point de vue, l’époque de l’impérialisme et de la coexistence pacifique avec l’URSS qui avait permis de maintenir un relatif ordre mondial est révolue.

La politique de la guerre contre le terrorisme, masque du militarisme des grandes puissances, a failli et va laisser la place à une politique internationale encore plus cyniquement brutale dont Trump a donné un avant-goût.

Le nouvel ordre mondial qui se met en place sera celui de la guerre commerciale, économique financière de tous contre tous sans autre régulateur que la force brutale du marché et des armes.

Incapable de faire face à la catastrophe écologique en cours dont la pandémie est une des expressions, menacé d’un krach financier et d’une déroute économique, l’ordre capitaliste se décompose lentement. Incapable d’apporter des réponses aux problèmes qu’il a lui-même engendrés, il s’engage dans une fuite en avant policière et militariste. L’effondrement américain en Afghanistan ne peut qu’accentuer cette évolution qui ne pourra être contrée que par l’organisation et la mobilisation des travailleurs, des femmes, de la jeunesse, par l’unification de leurs luttes par-delà les frontières aux États-Unis, en Asie, au Moyen-Orient, en Europe et le reste du monde pour construire un nouvel ordre mondial, le socialisme, le communisme. L’affaiblissement du gendarme du monde, le processus de décomposition de l’ordre capitaliste leur ouvrent un vaste champ d’intervention.

Yvan Lemaitre

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