Il y a dix ans, le 15 mai 2011, commençait en Espagne le Mouvement du 15M. A l’appel sur les réseaux sociaux de quelques jeunes qui s’étaient rassemblés sur la place de la Puerta del Sol à Madrid, un vaste mouvement de contestation commençait autour du mot d’ordre « Democracia real ya » (une vraie démocratie maintenant). Des centaines de milliers d’« indigné.es » occupaient les places dans une centaine de villes, en réponse aux conséquences sociales de la crise de 2007-2008 et à la politique d’austérité du gouvernement PSOE de Zapatero. Ce mouvement enthousiasmant, où tout le monde débattait, cherchait à tâtons les chemins pour « faire de la politique autrement », contestait le pouvoir des banques et des multinationales, s’inscrivait dans le prolongement des Printemps arabes, tandis que des mouvements identiques se développaient dans d’autres pays, comme en Grèce, mais aussi aux USA, avec Occupy Wall Street.

L’ambiance était bien différente à Madrid pour ce 10ème anniversaire. Quelques jours avant s’étaient tenues les élections anticipées à l’Assemblée de la Communauté autonome de Madrid, suite à la décision de la présidente en place, Diaz Ayuso, membre de la droite extrême du Parti Populaire, de la dissoudre pour tenter de renforcer sa position. Mission accomplie. Le nombre d’élus du PP est passé de 30 à 65, presque la majorité absolue (69), avec la certitude d’avoir l’appui du parti d’extrême droite Vox dont le nombre d’élus est passé de 12 à 13. Le parti de centre droit Cuidadanos s’est totalement effondré, perdant ses 26 élus. A gauche, le PSOE, qui avait 37 élus, n’en a plus que 26. Il est devancé en nombre de voix par Más Madrid, un parti issu d’une scission de Podemos, qui passe de 22 à 26 élus. Quant à Unidas Podemos, il passe de 7 à 10. Le bilan est sans appel et d’autant plus indiscutable que la participation a atteint un record, 76,25 %, 12 % de plus qu’au scrutin précédent.

L’annonce de ces résultats dans la presse, « Victoire de la droite dure, déroute de la gauche », s’accompagnait d’une autre : « Pablo Iglesias annonce son retrait de la politique après la déroute de la gauche à Madrid ». Le dirigeant de Podemos, le parti né du mouvement des indignés, avait quitté, le 15 mars, son poste de 1er vice-président du gouvernement Sánchez pour s'investir dans la campagne électorale madrilène, afin, disait-il, de faire barrage à la montée de la droite annoncée par les sondages. Ni ses talents d’orateur ni son remake du « No Pasaran » n’ayant suffi à arrêter le processus, il annonçait sa démission dès les résultats connus, déclarant : « Quand on cesse d'être utile, il faut savoir se retirer »…

Ce que Pablo Iglesias, tout à ses illusions sur lui-même, semble ramener à un échec personnel est en réalité l’échec de Podemos. L’échec, après celui du Bloco de Esquerda au Portugal et de Syriza en Grèce, d’un parti se réclamant d’un « nouveau réformisme », d’un « populisme de gauche » prétendument capable d’offrir, sur le terrain institutionnel, une alternative politique « de gauche » au social-libéralisme, de répondre aux aspirations des indignés de 2011.

Ces échecs sont aussi ceux de la théorie des « partis larges » défendue par la direction de la IVème internationale. C’est en son nom qu’une majorité de militants d’Izquierda Anticapitalista, membre de la IV, loin de chercher à s’appuyer sur la formidable mobilisation des indignés pour jeter les bases d’un véritable parti des travailleurs faisait le choix de contribuer « loyalement » à la création de Podemos dans laquelle elle se dissolvait sous le nom d’Anticapitalistas. Après les « expériences » portugaise et grecque, celle de Podemos est une nouvelle démonstration de l’impasse et du gâchis que constitue cette politique, une leçon que malheureusement ses partisans refusent de tirer.

La logique politique du « cycle Podemos »

En janvier 2014, un groupe d’intellectuels, parmi lesquels Pablo Iglesias et Miguel Urbán, militant d’Izquierda Anticapitalista, publiaient un manifeste intitulé « Mover ficha : convertir la indignación en cambio político » (Faire bouger les choses : convertir l'indignation en changement politique), texte fondateur de Podemos.

Miguel Urbán explique dans un article écrit avec Brais Fernández fin 2020 (« Quelques leçons de l’expérience Podemos »)[i], comment la majorité d’Izquierda Capitalista concevaient alors les choses : « Podemos a été fondé sur la base d’un accord « par en haut » entre Pablo Iglesias et ce qui était à ce moment-là Izquierda Anticapitalista (aujourd’hui Anticapitalistas) » … « L’idée de la nécessité d’une autre gauche était donc présente. Et l’expérience du Bloco de Esquerda (Bloc de gauche) portugais servait d’exemple ; une organisation plurielle, avec une forte présence publique, un discours radical et une pratique structurée autour d’un parti militant. Dans le même sens, l’émergence électorale de Syriza semblait un autre processus en profonde correspondance avec l’hypothèse fondatrice de Podemos. ». « Sans horizon politique, les luttes s’épuisaient. Podemos a été capable de donner un nouvel horizon à ce processus de fond – gagner les élections et ouvrir un processus constituant… »

Conçu dans cette perspective électorale, Podemos entamait sa trajectoire par une série de succès. Aux élections européennes de 2014 d’abord, où il arrivait en quatrième position au niveau national. Le succès se confirmait en 2015. Seul ou en « convergence » avec d’autres organisations, Podemos emportait plusieurs mairies de grandes villes, Barcelone, Madrid, Valence, Saragosse, Cadix… Il obtenait de nombreux élus aux élections régionales et, en décembre 2015, il arrivait en 3ème position derrière le PSOE aux élections législatives nationales. Podemos présentait alors sa stratégie comme celle d’une « machine de guerre électorale » dont la dynamique allait conduire à la victoire électorale contre le PP et le PSOE et en finir avec la Constitution de 1978 héritée du franquisme. Mais, sans attendre, Iglesias tentait déjà de négocier quelques postes au gouvernement en échange de son soutien à l’investiture d’un président de gouvernement PSOE… Suite au refus de ce dernier, aucune majorité ne s’étant dégagée aux Cortes, de nouvelles élections avaient lieu en juin 2016. Podemos s’alliait alors à Izquierda Unida, une petite organisation issue pour partie de l’ancien PCE pour constituer Unidos-Podemos (UP) avec pour objectif de battre le PSOE et de lui imposer ainsi l’accord. Mais le coup échouait et Rajoy, le chef du Parti  Populaire, devenait président du gouvernement.[ii]

La « machine de guerre électorale » commençait à montrer ses limites et tandis que les rangs militants s’éclaircissaient, les tensions internes grandissaient au sein du noyau dirigeant. En mars 2017, au deuxième congrès de Podemos[iii], où Iglesias était conforté dans sa place de secrétaire général tout puissant, une scission se produisait.

Aux élections législatives d’avril 2019, UP perdait 17 sièges de députés et 15 de sénateurs. De nouveau, aucune majorité ne se dégageait aux Cortes pour investir le gouvernement, et un nouveau scrutin avait lieu en novembre. UP y perdait 7 députés de plus… Il lui en restait cependant assez pour permettre à Sánchez d’obtenir la majorité nécessaire à son investiture avec, en plus d’UP, l’appui de quelques groupes régionaux comme l’ERC catalane. Un « pacte de gouvernement progressiste » était passé en janvier 2020[iv]. Unidas Podemos obtenait quelques postes de ministres, dont celui de 1er vice-président pour Iglesias. Le groupe Anticapitalistas quittait alors Podemos.

Les élections à Madrid et la démission d’Iglesias complètent la trajectoire…

Iglesias a dit se retirer afin que son échec personnel ne nuise pas au parti. Mais l’enchaînement en moins de deux mois de sa décision de quitter le gouvernement et de la démission de ses fonctions politiques ressemble fort à un sauve qui peut. Après lui le déluge… Son dernier acte de « chef » de Unidas Podemos a consisté à désigner celle qui le remplacera à la direction du parti : Yolanda Diaz, vice-présidente elle aussi du gouvernement dont elle est ministre du travail. Elle est chargée à ce titre du sale boulot contre les travailleurs, au moment où des milliers de licenciements sont annoncés pour les mois à venir. Certainement pas de quoi redorer le blason de Podemos et de son nouveau chef auprès des classes populaires !

Mais quel que soit l’avenir de Podemos en tant qu’organisation politique institutionnelle, il est clair que « l’horizon » électoral que ses fondateurs prétendaient ouvrir au mouvement du 15M n’était qu’un mirage.

De la rupture d’Anticapitalistas au nécessaire bilan de la politique des « partis larges »

Lorsque Miguel Urbán et Brais Fernández racontent leur rôle dans la constitution du Podemos, ils oublient de dire qu’une forte minorité d’Izquierda Anticapitalista, 20 % à son dernier congrès de janvier 2015, était opposée à sa dissolution dans Podemos. Ces camarades défendaient la nécessité de mener une politique indépendante de construction d’un parti des travailleurs, contestait la politique des « partis larges » et dénonçaient l’impasse que ne pouvait manquer de constituer l’aventure Podemos. Ils se constituaient alors en fraction, Izquierda Anticapitalista Revolucionaria (IZAR), avec l’intention de poursuivre le combat au sein de leur organisation. La majorité répondait en excluant, sans discussion, divers groupes d’opposants, principalement en Andalousie. IZAR quittait alors Anticapitalistas pour se constituer en organisation indépendante, postulant cependant à rester membre de la IVème internationale. Ce que refusait la direction de cette dernière, sans la moindre discussion démocratique en son sein.

Cinq ans plus tard, lorsque Iglesias s’alliait au PSOE en échange de quelques fauteuils de ministre donnant ainsi raison aux camarades d’IZAR, Anticapitalistas quittait Podemos. Dans l’article cité plus haut écrit juste après la rupture, Miguel Urbán et Brais Fernández reconnaissent que le bilan de Podemos « est sans aucun doute dévastateur […] Ce qui est né comme une force pour tout changer s’est converti en une force intégrée au fonctionnement du système qu’elle contribue à gérer ». Et ils se posent la question du bilan de leur propre politique : « Une évolution différente était-elle possible ? Est-ce que cette évolution invalide l’hypothèse de la construction d’organisations politiques larges autour d’objectifs concrets ? »

Il n’y a aucun paradoxe, aucune « conversion » au cours du processus qui a conduit Podemos à gérer le système aux côtés du PSOE, simplement la logique implacable des institutions de l’Etat de classe, la même logique qui a présidé au sort du Bloco portugais et de Syriza et qui s’imposera immanquablement à toute nouvelle mouture de parti construit sur les mêmes bases.

Cette logique, les auteurs refusent de la voir et concluent leur argumentation ainsi : « Pour nous la réponse est claire, c’est oui. Podemos a été un pari risqué et audacieux qui a permis de faire de la politique, si nous considérons la politique, comme le disait Lénine, comme le moment où des millions de personnes se mettent en mouvement. Bien évidemment, il y a des moments de flux et de reflux, moments où la politique révolutionnaire est l’art de résister et de maintenir vivant un espoir, mais en ayant toujours la vocation de se préparer pour ce que Bensaïd appelait « les sauts » : en gardant, toujours, une lente impatience. »

C’est dans le même esprit et avec les mêmes perspectives, la démoralisation en plus, que divers militants d’Anticapitalistas ont réagi au résultat des élections de Madrid. Voir entre autres, accessibles sur le site du NPA, « Une défaite inquiétante dans l’Etat espagnol » (Manuel Gari)[v] et « Elections régionale dans l’Etat espagnol victoire écrasante de la droite » (Raul Camargo)[vi]. Il est surprenant que les auteurs n’y fassent à aucun moment mention du rôle de leur propre organisation dans la séquence qui vient de se dérouler. Ils en commentent les évènements, tentent d’en expliciter les facteurs, sans même laisser entendre qu’ils puissent en constituer un parmi d’autres, comme s’ils en étaient extérieurs. Par ailleurs, s’ils critiquent la politique du gouvernement, c’est en termes « d’insuffisance » vis-à-vis des mesures sociales nécessaires, semblant prendre au sérieux les « promesses » faites lors de la signature du « pacte de gouvernement progressiste » entre le PSOE et ses alliés. Comme si ce dernier ne menait pas une guerre de classe, une politique d’offensives contre les travailleurs dont Unidas Podemos porte tout autant la responsabilité que le PSOE.

En Espagne comme partout dans le monde, l’urgence d’une politique d’indépendance de classe

Manuel Gari voit dans l’UP d’aujourd’hui « ce qui reste du souffle rénovateur et enthousiasmant qu’était le premier Podemos de 2015… ». Ce « souffle rénovateur et enthousiasmant » n’était en réalité pas celui de Podemos, c’était celui du mouvement des indignés lui-même, capté par les initiateurs de Podemos pour embarquer ce qui restait du mouvement dans leur « machine de guerre électorale ».

Dans leurs contributions, les camarades d’Anticapitalistas tentent de trouver les raisons de l’échec de ce qu’ils appellent le « cycle Podemos » dans le fonctionnement de cette organisation et dans le contexte économique, social et politique de l’Espagne. Comment faire pour que la prochaine mouture d’une « nouvelle gauche » ne se transforme pas, encore un fois, en désastre politique ? Mais c’est une équation sans solution, à plus forte raison si on l’aborde sans prendre d’emblée en compte la dimension internationale que revêtent nécessairement aujourd’hui les phénomènes économiques, sociaux et politiques. L’histoire de l’Espagne a des spécificités qui pèsent lourd, le spectre du franquisme qui semble s’incarner dans Vox, la question de la monarchie, des nationalités… Mais ces questions ne peuvent trouver de solution que dans le cadre d’une politique globale, internationaliste, prenant en compte la réalité du monde d’aujourd’hui, les conséquences de sa soumission à la dictature du capitalisme financier mondialisé, comme de sa sénilité. Le capitalisme ne se survit qu’en aggravant en permanence les conditions d’exploitation, le pillage du travail et des ressources. C’est cela qui rend non seulement illusoires les tentatives de changement dans le cadre des institutions, mais les transforme inévitablement en désastre politique.

Changer le monde ne peut se faire que par une révolution sociale, la prise du contrôle politique et économique de la société par les travailleurs, le renversement révolutionnaire des institutions. Les forces sociales existent pour cela. « Nuestros sueños no caben en vuestras urnas » (nos rêves ne rentrent pas dans vos urnes) disait un des slogans des indignés de 2011… Ces rêves se sont certes, pour une part, laissé enfermer dans les urnes par Podemos, tout comme dans les illusions indépendantistes en Catalogne. Mais ils n’en sont pas morts pour autant et gardent toute leur capacité de révolte. En témoignent entre autres, en Espagne, les nombreuses mobilisations des femmes pour leurs droits, la flambée de révolte de la jeunesse en riposte à l’arrestation du rappeur Pablo Hasèl en février dernier… Tout comme les mouvements sociaux qui de Palestine en Colombie en passant par une multitude d’autres pays, s’affrontent aux flics pour exiger le respect de leurs droits, les moyens de vivre dignement. L’aggravation de la crise sociale et des offensives des gouvernements et du patronat, la dégradation continue des conditions de vie à laquelle le capitalisme en faillite condamne les 99 % de l’humanité les font inévitablement renaître, forts de nouvelles expériences, et cela dans tous les pays.

C’est sur ce « souffle rénovateur et enthousiasmant », bien réel, que peuvent dès maintenant s’appuyer les militants révolutionnaires marxistes pour contribuer à construire des organisations politiques de classe, des partis des travailleurs indépendants, débarrassés de toute illusion électoraliste.

Daniel Minvielle

 

[i] https://lanticapitaliste.org/opinions/international/quelques-lecons-de-lexperience-de-podemos

[ii] http://www.npa-dr.org/index.php/9-article-lettre/10-crise-politique-en-espagne-revers-de-podemos-ou-la-necessite-d-un-parti-anticapitaliste-et-revolutionnaire

[iii] http://www.npa-dr.org/index.php/9-article-lettre/68-vistalegre-ii-le-2eme-congres-de-podemos-une-operation-triomphe-sans-perspective-pour-les-travailleurs

[iv] http://www.npa-dr.org/index.php/archive-de-la-lettre/9-article-lettre/401-espagne-face-a-la-coalition-progressiste-du-psoe-et-d-unidas-podemos-independance-de-classe-et-internationalisme

[v] https://lanticapitaliste.org/actualite/international/une-defaite-inquietante-dans-letat-espagnol

[vi] https://lanticapitaliste.org/actualite/international/elections-regionales-dans-letat-espagnol-victoire-ecrasante-de-la-droite

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