Chacun se réjouit de la défaite de Trump et de l’échec du sinistre show complotiste qu’il produit, « on m’a volé ma victoire ». Dans tout le pays, un joyeux soulagement plus qu’un enthousiasme populaire a accueilli l’élection de Joe Biden et de Kamala Harris, première femme noire et fille d’immigrée vice-présidente. Cette élection ne constitue cependant en rien un retour au monde d’avant Trump dont la victoire en 2016 n’était pas un simple accident électoral favorable à un réac de série américaine. Nous écrivions au lendemain de cette élection dans un article intitulé « Trump, enfant monstrueux de la mondialisation libérale et impérialiste et des années Obama » :« Tous ceux qui pensaient que Trump jouerait le rôle de l'idiot utile pour permettre à la détestée Hilary Clinton de gagner, se sont trompés. C'est l'inverse qui s'est produit, le rejet, la haine de l'arrogance du camp Clinton a nourri l'abstention et le vote Trump. Le show médiatique qui a tenu lieu de campagne entre les deux candidats de la bourgeoisie comme son issue donnent un aperçu du mal profond qui ronge la prétendue démocratie américaine. [...] Le vrai choc dont Trump et tous les courants réactionnaires d'extrême droite, populistes, sont nés ce fut bien la crise de 2007-2008. La politique de sauvetage des banques puis la politique de relance à crédit que les États ont fait payer aux travailleurs et à la population ont entraîné le discrédit des partis qui les ont mis en œuvre ici, dans toute l'Europe. Aux USA, ce furent les années Obama ». Depuis la situation n’a cessé de se dégrader.
Pourtant, après s’être dévoué pendant 4 ans à Wall Street, Trump a réussi à donner l’illusion d’être le porte-parole de la colère d’une large fraction des classes populaires, y compris de la classe ouvrière, enfermées dans le carcan idéologique et social d’un système sans issue et dont il a su flatter les frustrations et les préjugés. Il est certes perdant mais consolide ses positions en rassemblant plus de voix qu’en 2016, près de sept millions.
Biden a déclaré dès le lendemain des élections : « J'ai fait campagne comme démocrate, mais je gouvernerai comme le président de tous les Américains […] Soyez patients. ». Il veut être celui qui apaise les tensions, qui rassemble, ce qu’attendent de lui la grande majorité de ses électeurs et surtout ses soutiens financiers de Wall Street. L’establishment républicain est tout disposé à jouer le jeu mais l’approfondissement de la crise comme les tensions entretenues et léguées par Trump pourraient bien bousculer leur plan.
Certes les menaces de coup de force de Trump ont pris le chemin d’une déroute dont il pourrait avoir du mal à se relever. Il n’en reste pas moins que ses surenchères démagogiques, son soutien ouvert à l’extrême droite et aux milices fascistes comme les « Proud Boys », « Restez en arrière, tenez-vous prêt ! », laisseront des traces profondes comme sa démagogie raciste et xénophobe flattant le complotisme. Il n’a pas fini d’essayer de faire monter les tensions pendant des semaines par son harcèlement juridique dans le seul but d’entretenir la pression, de mobiliser son camp. Peut-être est-il en train de s’isoler lui-même en particulier vis à vis de l’establishment républicain qui va vouloir gérer au mieux pour lui l’élection de Biden en utilisant la position de blocage qu’ils pourraient conserver au Sénat. Quoi qu’il advienne de Trump, la décomposition sociale qui s’est exprimée à travers lui poursuit son oeuvre délétère.
Deux milliardaires représentants d’un capitalisme sénile
Au regard des rapports de force, du contexte économique, de la menace de krach financier et des drames provoqués par la pandémie, Démocrates et Républicains pourraient chercher un terrain d’entente comme ils l’ont fait au printemps dernier pour adopter le plan de relance. Biden se prépare à composer. Son élection est un quiproquo. Il est l’élu de la révolte contre le racisme, l’élu de la colère contre la régression sociale, l’élu des femmes contre le machisme de Trump, l’élu du déni et du cynisme de Trump face au Covid, l’élu des aspirations démocratiques mais il ne représente rien de tout cela. Les seuls qui peuvent croire avoir bien misé sont les financiers de Wall Street qui souhaitent pouvoir apaiser les tensions sociales, mais il n’est pas dit que Biden soit en mesure de répondre à la demande. La situation a commencé à leur échapper.
Le vieux monde du capitalisme américain est en crise et n’a rien trouvé d’autre pour le représenter aux yeux des masses et du monde que deux vieux milliardaires blancs, expression d’un capitalisme sénile.
Trump est un voyou et un menteur, Biden ne vaut guère mieux même s’il s’exprime de façon plus policée. Et, dans la série des mensonges, présenter Biden comme le représentant des classes populaires et progressistes ne manque pas de cynisme. Il a tout fait pour se démarquer de Sanders comme il a su avec insistance se démarquer de la gauche du parti démocrate dont Alexandria Ocasio-Cortez, réélue au Sénat, est le symbole, qui pourtant lui ont apporté un total soutien.
Sénateur de 1973 à 2009, dans les années 1970, Biden s’est opposé au busing, c’est-à-dire au fait que des enfants noirs puissent aller en bus dans des écoles le plus souvent blanches, où l’éducation était de meilleure qualité que dans celles de leurs quartiers défavorisés. En 1994, il fut un partisan actif des lois Clinton, le durcissement judiciaire et l’allongement des peines de prison, qui ont mené tant de jeunes Noirs derrière les barreaux. Puis, en tant que vice-président d’Obama de 2009 à 2017, il a géré les conséquences de la crise de 2008 au mieux des intérêts des multinationales, au moment où tant de travailleurs perdaient leur emploi et leur maison.
Et aujourd’hui, au final, il chante sur un air doucereux et avec des paroles différentes la même chanson que Trump, « reconstruire l’Amérique, en mieux », « Achetez américain. Fabriquez américain avec des emplois américains ! »
Si ces élections ont vu une mobilisation inédite de l’électorat, un taux de participation de 66,9 %, inédit depuis 1900, mais aussi une mobilisation militante, la joie de la défaite de Trump laissera vite la place aux déceptions, aux frustrations aussi. Elles auront besoin de trouver des objectifs et des perspectives qui représentent une réelle issue pour leurs aspirations, le besoin de justice, de dignité, de respect, de bien être, de démocratie et de solidarité.
La démocratie du fric, les milliardaires candidats des milliardaires contre les pauvres
Ces élections, plus que toute autre, étaient piégées par la mise en scène de l’opposition entre Trump et Biden, deux hommes de la bourgeoisie qui, elle, ne s’y trompe pas et finance aussi bien les Républicains que les Démocrates. Et le coût du show électoral dépasse 10 milliards de dollars…
À peine plus d’un cinquième des financements vient de petits donateurs qui ont fait des dons de moins de 200 dollars. Le reste est financé par la bourgeoisie, grande et petite. Surtout grande : millionnaires et milliardaires sont les véritables arbitres des élections, une façon de pratiquer son lobbying, de s’assurer des appuis au sein de l’appareil d’État.
Les trois quarts des fonds récoltés proviennent de… moins d'1 % de la population. Moins d'un millième de la population, soit 2.635 personnes, ont fourni à eux seuls 1,4 milliard de dollars, les 0,0001 % ! Wall Street s’est montré particulièrement généreuse à l’égard de Biden, quatre fois plus qu’à l’égard de Trump.
Par ailleurs, ce ne sont pas les quelque 250 millions d’électeurs potentiels qui choisissent le président, mais un collège électoral de 538 grands électeurs désignés par le vote populaire selon des règles particulières à chaque État, qui presque partout attribuent la totalité des grands électeurs de l’État au parti qui remporte la majorité simple. Quant à l’élection au Sénat, chaque État quelle que soit sa population a droit à deux représentants !
S’ajoute à cela le gerrymandering, le charcutage électoral, du nom de Elbridge Gerry, gouverneur du Massachusetts, qui, en 1812, a instauré cette pratique qui a fait fortune. Dès que la majorité change de camp dans le parlement d'un État, elle peut modifier les frontières des districts électoraux en fonction de ses propres intérêts.
Le pire ce sont les obstacles mis à l’inscription, obligatoire, sur les listes électorales des plus pauvres. La ségrégation électorale, interdite en 1965 grâce à la lutte pour les droits civiques, a été restaurée depuis 2013 après l'annulation de la « Voting Rights Act » par la Cour Suprême. Ainsi, les 2,3 millions d'Américains en prison n'ont pas le droit de vote et beaucoup d'États ont adopté des lois qui interdisent aux citoyens ayant été condamnés à des peines de prison de participer aux élections. Au total ce sont près de 6 millions de citoyens américains à qui le droit de vote est ainsi retiré, et les Afro-américains payent un très lourd tribut à ces mesures d'exclusion. Un Noir en âge de voter sur 13 est ainsi exclu du droit de vote.
Cette mascarade électorale antidémocratique est en fait une machine à faire approuver par les classes populaires la politique des classes dominantes, leur offensive contre elles menée main dans la main par les Républicains et les Démocrates depuis la crise de 2008-2009 et durant la pandémie pour sauver Wall Street.
La démagogie de Trump et l’extrême droite ou le délitement de la société
Cette régression sociale frappe l’ensemble des travailleurs même si les Afro-américains sont les plus touchés. Elle frappe aussi la petite bourgeoisie délaissée face à l’aggravation brutale de la crise par la politique de Trump qui soutient les plus grandes entreprises bénéficiaires des aides généreuses de l’État américain. La colère et l’amertume générées par la crise financière de 2008 qui a ruiné les espoirs et les perspectives d’ascension sociale de bien des travailleurs ou petit bourgeois ont été exacerbées par les déceptions, conséquences de la politique d’Obama. C’est ce terrain qui a nourri la démagogie réactionnaire de Trump.
Stimulée par les sorties presque ouvertement racistes du président et sa propagande contre le socialisme supposé de ses adversaires, la mouvance d’extrême droite a démonstrativement pris la rue. Au printemps, des milices armées ont manifesté bruyamment, jusqu’à l’intérieur de bâtiments publics, pour contester les mesures de confinement prises par des gouverneurs démocrates. Cet été, ces milices se sont mobilisées pour faire échec au mouvement de contestation contre les violences policières et les meurtres racistes. Elles bénéficient évidemment de sympathies parmi la police, voire de complicités.
Les milices comme auxiliaire du pouvoir d’État s’inscrit dans une vieille tradition de l’histoire de la dite démocratie américaine où on élit le shérif mais où les milices d’hommes blancs armés ont joué un rôle répressif actif de protection de l’ordre et surtout pour maintenir sous leur domination les populations assujetties – Indigènes, Noirs, Mexicains et Asiatiques.
Si aujourd’hui ces groupes prêts à jouer les supplétifs des forces de police ne représentent pas un danger pour l’État, bien au contraire, ils en sont par contre un pour le mouvement ouvrier et progressiste comme pour les minorités.
La domination politique du capital vacille sous l’effet de sa propre crise
Nous avons besoin de mettre 2020 en perspective par rapport à 2016 pour tenter d’imaginer la suite. Nous écrivions alors : « L'élection de Trump est un coup de semonce qui attire les regards sur le degré atteint par la décomposition sociale et politique qu'engendre l'offensive des classes dominantes. Aussi sur les logiques qui pourraient brutalement s’accélérer dans des enchaînements dont personne n'est en mesure de prévoir les conséquences. Mais personne ne peut écarter le pire. Une logique est à l’œuvre qui ne peut, à plus ou moins long terme, n'avoir que deux issues : soit une exacerbation des tensions qui débouche sur une nouvelle crise financière aux conséquences probablement pires que celles de 2007, soit l’irruption des travailleurs sur le terrain social et politique pour mettre un coup d'arrêt à la fuite en avant anti-sociale, sécuritaire et militariste et à l'offensive réactionnaire xénophobe, raciste, nationaliste qui l'accompagne »2. Cette logique poursuit son travail. Il y a bien aujourd’hui deux mouvements opposés qui se développent au sein de la société à travers la course à la faillite du capitalisme financier mondialisée. L’offensive réactionnaire du capital se confronte aux aspirations progressistes du plus grand nombre. Les USA en sont l’illustration. A l’opposé, un profond mouvement s’est propagé dans la société américaine dont les mobilisations des femmes ont été un puissant moteur dès le lendemain de l’investiture de Trump à la Maison blanche. C’est bien cette tectonique des couches et classes sociales qui s’est manifestée dans la confusion et l’incertitude de la bataille électorale et qui écrira les suites. Cette dernière en donne une expression très déformée mais en exprime le fond, une instabilité, des déséquilibres sociaux et politiques qui commencent leur travail de sape de la machine dite démocratique, instrument de domination politique de Wall Street.
En réalité, ce mouvement d’opposition à l’offensive du capital menée de front par les Démocrates et les Républicains a commencé au lendemain de la grande crise de 2007-2008 avec le soulèvement du Wisconsin au printemps 2011, suivi par les campements Occupy à travers les États-Unis en automne, la grève des enseignants de Chicago en 2012 et la première vague de manifestations de Black Lives Matter en 2014 qui ont porté la candidature de Bernie Sanders à l’élection présidentielle démocrate en 2016 osant parlant de socialisme. Certes un socialisme très institutionnalisé mais néanmoins tranchant avec la langue de bois libérale.
Le mouvement ne s’est pas arrêté là. Il y eu la révolte des enseignants des États républicains de 2018 et 2019, les vagues de grèves dans les soins de santé, les hôtels et l’industrie automobile, la mobilisation pour les 15 dollars, aujourd’hui une vague d’actions sur le lieu de travail et le soulèvement prolongé contre la brutalité policière et le racisme après le meurtre de George Floyd par un policier blanc de Minneapolis… Son ampleur n’a pas épuisé sa dynamique.
La pandémie et ses effets sociaux et politiques ont accéléré les évolutions en cours.
Dans ce contexte, le désaveu des deux partis de gouvernement qui façonnent et dominent la vie politique américaine depuis des décennies qu’ont représenté les quatre années passées par Trump à la Maison blanche n’est ni contredit ni effacé par les élections de 2020 et l’inédite mobilisation qu’elle a connue. C’est bien l’ensemble de la machine politique qui est déstabilisé, grippé et l’effet Trump n’est pas fini quoi qu’il advienne de lui.
Toute la question renvoie à la possibilité de construire un parti des travailleurs, un parti qui soit l’instrument des luttes et de l’émancipation de l’ensemble des opprimés.
Ce parti ne pourra pas se construire au sein du parti Démocrate. Les Socialistes démocrates d’Amérique (DSA) , qui y constituent son aile gauche, ne pourraient jouer un rôle qu’en rupture avec lui pour s’enraciner au sein du monde du travail. Il serait totalement erroné de se rallier d’une façon ou d’une autre à Biden. Ce l’était avant les élections, cela le serait de façon encore plus préjudiciable après. Nous sommes au milieu d’une crise profonde, historique, pleine de dangers à droite mais aussi de grandes possibilités pour le camp des travailleurs, du socialisme.
Aux USA comme ici, comme dans le monde entier, le camp des travailleurs manque d’une cohésion, d’un programme fondés sur l’indépendance de classe et la conscience que l’avenir est entre ses mains. C’est lui, sa force collective face aux déchaînements de préjugés et de violence qui ont battu Trump, mais il laisse la bourgeoise tirer les bénéfices de sa victoire. Il lui manque la claire conscience de lui-même, de ses possibilités, de son trôle, une perspective de transformation démocratique et révolutionnaire de la société.
Yvan Lemaitre