Le 3 novembre aura lieu l’élection présidentielle américaine, moment charnière où, à travers la concurrence acharnée que se livrent les deux partis de la bourgeoisie, se réfracte la crise globale qui frappe la société, les classes populaires, le monde du travail, expression de la débâcle du capitalisme, de sa décomposition accentuée et révélée par le Covid-19. Cette élection se déroule dans un contexte de tensions raciales et sociales exacerbées par le double mouvement contradictoire des mobilisations populaires, des Afro-américains, des femmes, de la jeunesse, du monde du travail sous la pression de la crise qui, parallèlement, radicalise les milieux réactionnaires, une fraction de la moyenne et petite bourgeoisie blanche qui se voit de plus en plus déclassée ou menacée de l’être et que Trump encourage sans retenue.

Profondément affaibli, ce dernier ne voit pas d’autre issue à une possible déroute électorale que la stratégie du chaos et des tensions, de guerre civile larvée qu’il est en train d’entretenir.

Ce n’est pas le Parti démocrate qui a affaibli Trump mais bien les mobilisations des Afro-américains, le mouvement Black Lives Matter, le soulèvement provoqués par l’assassinat de George Floyd, portés aussi par le mouvement des femmes, la jeunesse, les luttes des travailleurs, le mécontentement attisé par la pandémie et l’incurie du pouvoir.

Atteste de l’ampleur de la révolte, de son écho dans l’opinion, la grève politique des basketteurs de la NBA, laquelle s’est étendue instantanément à pratiquement tous les sports professionnels du pays. Elle rentre en résonance avec le geste de contestation de Tommie Smith et John Carlos sur le podium des Jeux olympiques de Mexico en 1968, ainsi que celui de Mohamed Ali, refusant de s’engager dans la guerre du Vietnam.

Cette généralisation de la contestation est l’aboutissement d’une longue maturation, surtout depuis 2016 alors que le joueur pro du football américain Colin Kaepernick s’agenouillait en signe de protestation contre la brutalité policière durant l’hymne national, geste alors solitaire aujourd’hui repris partout à travers le monde. Elle exprime le renforcement de la volonté d’en finir avec ce racisme institutionnalisé, volonté qui débouche sur la conscience du besoin non seulement de se débarrasser de Trump mais de changer le système. La lutte des Afro-américains constitue un puissant facteur révolutionnaire au cœur de la Babylone du capitalisme financier mondialisé.

Fuite en avant et menaces de Trump, un climat de guerre civile larvée

Nettement distancié dans les sondages, Trump s’est engagé dans une fuite en avant au nom du rétablissement de « la loi et l'ordre » qui attise les haines et les conflits, entretient un climat de violence en s’appuyant sur la police ou une partie d’entre elle et sur l’extrême droite.

Lors de la Convention du Parti républicain, dans sa longue intervention d’acceptation de sa nomination, avec la Maison Blanche en toile de fond, Trump a déclaré : « Nous ne devons jamais permettre à la foule de gouverner. Dans les termes les plus sévères possible, le Parti républicain condamne les émeutes, les pillages, les incendies criminels et la violence dont nous avons été témoins dans les villes gérées par les démocrates, comme Kenosha, Minneapolis, Portland, Chicago, New York et bien d’autres. Il y a de la violence et du danger dans les villes dirigées par les démocrates dans toute l’Amérique ». Il donnait ainsi le ton de sa campagne faite de surenchères et de provocations : « Biden veut livrer notre pays au virus, il veut livrer nos familles aux violentes hordes d'extrême gauche, et il veut livrer nos emplois à la Chine », « La Chine profite des gens stupides, et Biden est quelqu'un de stupide » pour proclamer : « Nous ferons des États-Unis la superpuissance industrielle mondiale et nous mettrons fin à la dépendance envers la Chine, une bonne fois pour toutes, que ce soit en découplant nos économies ou en imposant des droits de douane énormes, comme nous l'avons déjà fait. Nous allons en finir avec notre dépendance envers la Chine, car on ne peut pas lui faire confiance ».

Si cette démagogie nationaliste, raciste, sécuritaire flatte son électorat, il est peu probable qu’elle lui suffise à gagner les élections alors qu’il est aux affaires depuis 4 ans. Pas plus que sa démagogie climato-sceptique alors que la Californie affronte les ravages de gigantesques incendies. D’autant que lui-même, aveuglé par ses haines et son narcissisme médiatique, semble perdre pied. Il a donné 18 interviews à travers lesquels il étale son délire à un journaliste du Washington Post, l’un des deux journalistes qui avaient provoqué la chute de Nixon en 1974 suite au scandale du Watergate, Bob Woodward, qui en a fait un livre, Rage, à paraître le 15 septembre à charge contre Trump !

Elu en 2016 avec 3 millions de votes en moins que Clinton, il est peu probable que sa stratégie de la peur et du chaos lui permette cette fois d’éviter la déroute. Bien des supputations alarmistes circulent sur un hypothétique coup de force de Trump refusant d’accepter son éventuel échec, hypothèse en réalité difficile à imaginer même si la situation est porteuse de tous les dangers. Certes, l’appareil d’État américain, le FBI et la CIA ont derrière eux une longue tradition tant sur la scène internationale que nationale de violences, de coups de force, d’assassinats pour imposer leur choix, ceux de Wall Street, mais ils n’y ont aujourd’hui aucun intérêt.

Non seulement Biden n’inquiète personne mais le Pentagone n’a aucune raison de se prêter au jeu de Trump alors que 40 % des soldats sont des Noirs issus de familles pauvres. Il s’est publiquement démarqué de Trump depuis le début des manifestations pour George Floyd, prétendant même, surprise, que le rôle de l’armée est « de protéger la nation et protéger le droit des citoyens de manifester » ! Et les derniers propos prêtés à Trump par le magazine The Atlantic, où il aurait qualifié de « losers » et de « crétins » des soldats américains morts pendant la Première Guerre mondiale, ne rehausse pas son prestige auprès des militaires.

Mais à défaut de pouvoir s’imposer, Trump peut contribuer à la dégradation de la situation en ouvrant la porte aux activistes et milices d’extrême droite tout disposés à jouer les supplétifs de la police voire à agir à sa place contre les « émeutiers » et les « terroristes », contre les minorités, les pauvres et les travailleurs.

Les Démocrates embarrassés par les révoltes populaires

La direction du Parti Démocrate essaie de profiter de la déconfiture de Trump tout en essayant de maîtriser une situation qui lui échappe et la menace. Elle recherche l’alliance avec la droite en invitant des républicains anti-Trump à s’exprimer à ses côtés et se défend de reprendre le programme progressiste de la gauche du parti. Elle fait semblant de bouger à « gauche » pour gagner les suffrages populaires, en particulier des Afro-Américains qui, déçus par Obama, avaient tourné le dos à Clinton. Elle reçoit pour cela l’aide de la gauche du parti, Sanders bien sûr mais aussi, même si c’est avec des réserves, d’Alexandria Ocasio-Cortez et ses amis ralliés à Biden.

Biden veut combattre Trump en se situant... sur le même terrain que lui. C’est ainsi qu’il reproche à Trump son attitude prétendument... trop conciliante envers la Chine, dénonce « l’anarchie » dans les rues de Portland ou de Kenosha. Et il contribue à attiser les tensions qui profitent à Trump en accréditant l’idée que celui-ci n’admettra jamais sa défaite sans même envisager la moindre riposte. C’est une façon de justifier vis-à-vis de l’électorat populaire, des jeunes, en prétendant rassembler la nation, son rejet des revendications progressistes portées par les mouvements sociaux comme la santé publique et gratuite pour tous, la réduction des budgets de police, l’aide pour les chômeurs, les locataires expulsés, la fin des subventions aux compagnies pétrolières et à Wall Street... Pas question pour lui de taxer les riches, il s’aligne sur Wall Street !

En réalité, les Démocrates n’ont pas d’autre politique que celle de Trump, ils s’inscrivent, sur le fond, dans une continuité politique voulue par Wall Street, une continuité soft et maîtrisée qui puisse garantir un minimum de paix sociale alors que Trump mène ouvertement la guerre de classe. C’est au nom de sa capacité à préserver la paix sociale que Biden veut accéder à la présidence.

Les symptômes de la schizophrénie du capitalisme

La démagogie nationaliste ou la démagogie antiTrump ne peuvent, ni l’une ni l’autre, masquer les responsabilités du pouvoir, des deux partis au service du capital, tant dans la gestion de la pandémie que dans l’effondrement économique, du chômage de masse, de la faim et du désespoir, alors que la Bourse est en plein essor et les plus riches plus riches que jamais.

Le contraste est violent entre l’explosion folle de la richesse d’une minorité parasite et la dégradation des conditions de vie et de travail des classes populaires.

Depuis mars, plus de 58 millions de personnes ont déposé une demande d’emploi. De nombreuses grandes entreprises prévoient des licenciements massifs alors que les salariés actuellement en « chômage technique » ne pourront retourner au travail. Deux fois plus de travailleurs ont vu leur salaire réduit au 1er juillet que pendant la récession de 2009.

Quelque 30 à 50 millions de personnes risquent d’être expulsées de leur logement dans les mois à venir, à mesure que les protections temporaires contre les expulsions prendront fin.

27 millions de personnes ont perdu leur assurance maladie pendant la pandémie.

A l’opposé, les lois de « relance » signées par Donald Trump et adoptées par les démocrates ont déjà donné des milliards aux grandes entreprises et des dizaines de milliards de dollars en réductions d’impôts aux plus riches.

Les économies du monde entier sont en chute libre. Le PIB des pays de l’OCDE, les plus grandes économies du monde, a chuté de près de 10 % ces six derniers mois et cependant, financée par la FED et l’État, la Bourse exulte.

Au bout de cette folle envolée spéculative, l’accentuation de la crise économique se combinera nécessairement avec un krach financier. Avant les élections ou après, d’une certaine façon la question est secondaire au sens où pour les travailleurs et les classes populaires c’est bien à cette échéance qu’il s’agit de se préparer.

Ce ne sont pas les élections qui mettront fin à la folie financière entretenue par la FED et l’État

En effet, l’accentuation des inégalités est au cœur même de la logique capitaliste. Pas plus qu’elle ne relève de la seule volonté de Trump, il n’est pas imaginable que Biden puisse s’y opposer, le voudrait-il. Elle est inscrite dans les rapports de classe non seulement aux USA mais à l’échelle mondiale, dans la logique du profit. Et la politique des États et des banques centrales y est entièrement subordonnée.

La Réserve fédérale, la Fed, n’a cessé d’imprimer de l’argent et de le remettre aux riches. Au début de la crise, la Fed a immédiatement acheté pour 3000 milliards de dollars de bons du Trésor et d’obligations d’entreprises, en grande partie sous la forme d’achat d’énormes quantités de dettes de grandes sociétés. Ces achats constituent un financement direct des spéculations.

Le 27 août, son président Jerome Powell a annoncé que la Fed maintiendrait les taux d’intérêt à près de zéro à long terme tout en déclarant ouvertement l’intention du gouvernement d’essayer de faire monter le marché boursier aussi haut que possible, le principal argument électoral de Trump !

Les États n’ont d’autre issue pour tenter de rééquilibrer leur budget ou pour éviter la faillite que le recours à une austérité massive contre les salariés et les pauvres. Il n’est pas question de revenir sur les cadeaux fiscaux faits aux riches depuis la Grande Récession d’il y a dix ans, mais au contraire d’accentuer l’offensive contre le monde du travail, les services publics, c’est-à-dire aggraver la politique qui a, entre autres, désarmé le pays face à la pandémie.

Déjà, 2,8 millions d’employés des gouvernements locaux et d’État ont perdu leur emploi depuis février – plus de quatre fois plus que les 750 000 emplois supprimés pendant cinq ans lors de la récession de 2009. On estime que 2,8 millions d’emplois supplémentaires des administrations locales et régionales pourraient être supprimés.

Quelle que soit l’issue des élections le 3 novembre, la même politique continuera son œuvre exacerbant les tensions sociales et la lutte de classe. Cette lutte de la bourgeoise pour sauver son système prend déjà aux USA le contenu d’une guerre civile larvée dont elle a l’initiative mais à laquelle l’ensemble du mouvement social a commencé à se donner les moyens de répondre.

Des luttes démocratiques et sociales à la lutte pour exproprier l’oligarchie financière

Trump est en fait autant le produit que la cause de cette décomposition sociale engendrée par la faillite des classes dominantes et même si Biden était élu, les logiques économiques, sociales et politiques qui ont produit Trump ne disparaîtront pas. Elles s’inscrivent dans l’évolution du capitalisme mondialisé amplifiée et accélérée par la pandémie tant à l’échelle internationale que nationale.

Le capitalisme ne peut être réformé, sa logique destructrice ira jusqu’au bout si les millions de femmes et d’hommes qui en sont les victimes ne se mettent pas en travers de sa route. Ce qui se joue actuellement aux USA pourrait bien être déterminant pour toute la planète, ce qui se joue autour de l’élection du 3 novembre bien sûr mais, surtout, la capacité des mouvements contestataires à prendre conscience que c’est bien tout le système qu’il s’agit de changer de fond en comble. Mettre un coup d’arrêt au racisme institutionnel et aux violences policières comme à celles des milices racistes et suprémacistes est un même combat que celui contre le chômage et pour les salaires, contre les inégalités, pour le logement, les droits des femmes ou la lutte pour le climat, un combat pour tout changer maintenant. « Personne ne sait aujourd’hui dans quelle phase se trouve le mouvement et vers quoi il s’oriente. Nous n’en sommes qu’aux prémisses du réveil noir. Mais nous savons d’ores et déjà que des efforts constants seront déployés pour subvertir, détourner ou disperser l’actuel mouvement pour la vie des noirs, car quand la population noire entre en action, elle ébranle toute la mythologie des États-Unis – liberté, démocratie et égalité des chances. C’est pour cette raison que l’État a réprimé le précédent mouvement de libération noire avec une violence implacable. Les enjeux sont d’autant plus cruciaux aujourd’hui que ce qui apparaissait hier comme une alternative – une meilleure intégration des noirs dans les appareils politique et économique – a déjà eu lieu et déjà échoué. L’élection d’Obama, qui marque l’accomplissement de ce projet politique, nous a ramenés au point où nous en sommes actuellement.

Aujourd’hui, les perspectives se sont assombries pour la grande majorité des individus vivant aux États-Unis. Notre défi consistera à relier la lutte actuelle contre la terreur policière dans nos quartiers à un mouvement bien plus large visant à transformer le pays de telle sorte qu’on n’ait plus besoin de la police pour répondre aux conséquences des inégalités ». Keeanga-Yamahtta Taylor1

Yvan Lemaitre

1Black Lives Matter, Le renouveau de la révolte noire américaine, Agone

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