Depuis plus d’une semaine, les émeutes, les manifestations pacifiques, les démonstrations et prises de position de solidarité, des gestes de fraternisation de policiers avec les manifestants, une profonde vague de révolte et de contestation ébranle la première puissance mondiale et a gagné la planète entière. New York, Washington, Boston, Los Angeles, Philadelphie, Seattle…, après la mort de George Floyd, les manifestations contre les brutalités policières et le racisme se sont propagées dans au moins 140 villes américaines. Elles se sont amplifiées malgré le couvre-feu et la répression. Elles ont aussi gagné l’Italie, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, le Canada, la Nouvelle-Zélande, le Brésil… Ici aussi, la rage s'est exprimée, principalement mardi dernier à Paris à l'occasion du rassemblement à l’appel du collectif Vérité pour Adama dont la jeunesse s'est emparée pour exprimer sa révolte. « Pas de justice, pas de paix ! », « Black lives matter » (« Les vies des Noirs comptent ») ou encore « Notre couleur de peau n’est pas un crime » sont le dénominateur commun de cette vague internationale, et, plus globalement, la révolte contre leur société de violence sociale et policière. Un mouvement d'une ampleur et d'une profondeur inédites, historiques.

« Je ne peux pas respirer »

L’assassinat par la police de Minneapolis de George Floyd, soupçonné par un commerçant d’avoir utilisé un faux billet de 20 dollars pour acheter des cigarettes, constitue l’exécution publique d’une condamnation à mort sans procès. Elle n’est pas un accident, une bavure. Elle est le produit d'une longue histoire, fruit pourri d’une politique raciste contre les afro-américains, une politique raciste contre tous les migrants et les étrangers, exacerbation d’un racisme social, d’un racisme de classe. Elle plonge ses racines dans la traite des Noirs et l’esclavage qui ont largement contribué au développement du capitalisme non seulement aux USA mais aussi, ici, en Europe, en France. Elle est une constante de la politique des grandes puissances capitalistes qui ont construit leur domination par l'esclavage des peuples des colonies.

Ce sont elles qui ont pillé, volé, accumulé par la violence les richesses et les fruits du travail de millions d’esclaves aujourd’hui esclaves salariés dépossédés.

Cette barbarie se perpétue malgré les immenses progrès techniques et culturels accomplis grâce au travail humain parce que se perpétue l’exploitation dont elle est une manifestation particulièrement perverse et abjecte.

Elle est aujourd'hui aux USA exacerbée par la démagogie criminelle d’un aventurier politique qui perd pied et n’a d’autre issue que la fuite en avant dans les surenchères réactionnaires en attisant la haine, en créant le chaos, espérant ainsi affirmer son pouvoir.

En 2019, les Noirs américains représentaient 259 des 1098 meurtres commis par des policiers soit environ un meurtre toutes les 36 heures. Ces crimes restent impunis.

George Floyd, plaqué à terre devant le véhicule des quatre policiers intervenus, a été étouffé par le genou de l’un d’entre eux, maintenu avec force sur sa gorge alors qu’il répétait qu’il ne pouvait plus respirer comme Eric Garner, un homme noir décédé en 2014 à New York après avoir été asphyxié lors de son arrestation par des policiers blancs. Lui aussi avait crié « je ne peux pas respirer ».

Dans un premier temps, les quatre policiers coupables ont été licenciés, mais un seul d’entre eux, Derek Chauvin, celui qui a maintenu son genou sur son cou, a été arrêté et inculpé d’homicide involontaire après avoir été protégé par des centaines de flics militarisés dans sa maison pendant plus de deux jours. Homicide involontaire comme si Derek Chauvin avait provoqué la mort de George Floyd par négligence.

Par contre, depuis le début des émeutes, la police a procédé à près de 10 000 arrestations allant des accusations de « pillages », de « blocage de la circulation » à celle de « non-respect du couvre-feu ». Deux manifestants sont morts.

Mercredi, le procureur général du Minnesota Keith Ellison a enfin décidé devant l’ampleur de la révolte de mettre Derek Chauvin en accusation pour « meurtre sans préméditation » et ses trois complices ont été inculpés. Trop peu et trop tard, celles et ceux qui se sont dressés contre la mansuétude complice de la justice comme les provocations de Trump veulent en finir avec une injustice institutionnelle, une injustice telle qu’elle provoque l’indignation y compris au sein même de cet appareil d’État dressé à servir le capital tout autant que les privilèges des blancs contre les noirs.

« Ne défendez pas l’indéfendable, n’essayez pas de justifier l’injustifiable ou d’excuser l’inexcusable. George Floyd devrait être vivant aujourd’hui », a twitté le chef de la police de Miami. De New York à Des Moines, des policiers ont mis un genou à terre, reprenant le geste de Colin Kaepernick, le joueur de football de San Francisco qui, en 2016, pendant l'hymne national, avait mis un genou à terre, pour dénoncer les violences policières et l'injustice raciale. « Je ne vais pas me lever pour montrer ma fierté d'avoir un drapeau pour un pays qui opprime les Noirs et les gens de couleur », avait-il déclaré.

Tensions raciales exacerbées par l’offensive de Wall Street contre les classes populaires

George Flyod était un travailleur précaire, endetté comme des centaines de millions de travailleurs à travers l’Amérique, victime de l’offensive du patronat contre le monde du travail. Il avait perdu son emploi pendant la pandémie et avait fini par quitter Houston où il vivait pour chercher du travail à Minneapolis.

Aux USA aussi, le coronavirus a mis à nu la logique capitaliste, la violence sociale impitoyable de la loi du profit.

Le chômage a explosé, avec près de 40 millions de demandeurs d’emploi. Il aurait certes légèrement reculé en mai du fait que la plupart des Etats sont engagés dans le déconfinement mais ces statistiques officielles faussent les données et surtout ne préjugent en rien de la dégradation à venir. Trump s’en est félicité avec un cynisme indifférent à tout, aveugle, insultant voyant dans cette annonce « un grand jour » pour George Flyod, mépris pour sa mémoire, pour les siens, pour les manifestants et pour les classes populaires, la jeunesse victimes de sa politique.

Cette brutale dégradation accentue les inégalités raciales et les milieux les plus pauvres ont été les plus frappés par la pandémie, au premier rang d’entre eux les Noirs. Alors que les Afro-américains représentent 13,4 % de la population (pour 60 % de Blancs et 18 % d'Hispaniques), ils constituent plus d'un quart (26,1 %) des cas de Covid-19 recensés.

Vingt-sept millions d’Américains ont perdu leur couverture santé.

Les longues files d’attente pour l’aide alimentaire se multiplient d’autant plus que la fermeture des écoles publiques, qui assurent normalement la gratuité des repas aux élèves issus des classes défavorisées, a placé un enfant sur cinq en situation de malnutrition.

A cela s’ajoute l’impossibilité de faire face aux dépenses courantes, en premier lieu le logement. Près d’un tiers des locataires ne sera pas en mesure d’acquitter son loyer, et plus d’un million de mensualités d’emprunts seront suspendues.

La situation de crise du capitalisme accentuée par la pandémie donne en retour une dimension nouvelle au soulèvement provoqué par le meurtre de George Flyod. La lutte contre le racisme et les violences policières prend le visage d’une contestation sociale qui rassemble les classes populaires, la jeunesse, de toutes les origines, où les femmes occupent une place de premier plan.

La police est la cible de la révolte pour réclamer « justice » pour George Floyd mais c’est bien tout le système qui engendre cette injustice institutionnelle qui est contestée, une contestation sociale et politique qui trouve nécessairement pour cible Trump symbole de la brutalité de la régression sociale en cours.

La fuite en avant de Trump ou la « stratégie de la tension »

Trump en a bien conscience à sa façon. Il est certes obsédé par sa réélection, la lutte pour conserver le pouvoir qu’il concentre chaque jour en peu plus entre ses mains. Mais sa politique obéit à des réflexes de classe primaires, élémentaires, qui lui tiennent lieu de personnalité et lui donnent la force dont son inculture comme son incapacité à s’entourer le privent. Sa politique se nourrit du sanglant héritage du Ku Klux Klan que fréquentait son père, de celui de « l’ordre et la loi » prôné par Nixon et Reagan.

Dès le lendemain du meurtre, il a ignoré les exigences des manifestants, incitant la police à provoquer des affrontements en demandant « au Pentagone de placer des unités de l’armée en alerte pour qu’elles puissent éventuellement intervenir à Minneapolis ». Puis, il twittait : « Ces VOYOUS déshonorent la mémoire de George Floyd, et je ne laisserai pas faire cela. Viens juste de parler au gouverneur Tim Walz et lui ai dit que l'armée est à ses côtés tout du long. En cas de difficultés, nous assurerons le contrôle, mais quand les pillages commencent, les tirs commencent. » Et de demander aux responsables de l’Etat d’être « plus durs » avec les manifestants qui s’attaquent aux propriétés et sont responsables de pillages, « Si une ville ou un Etat refuse de prendre les mesures qui sont nécessaires pour défendre la vie et les biens de leurs habitants, alors j'enverrai l'armée américaine et résoudrai rapidement le problème pour eux », qualifiant les manifestations d'« actes de terreur ». Flattant aussi l’extrême-droite en accusant les « antifas » d’être responsables de l’embrasement du pays, les qualifiant de « terroristes ».

La brutalité de son attitude qui se revendiquait de la bible lui a valu les critiques de son propre parti en particulier celles du Secrétaire à la Défense qui s’est publiquement opposé avec l’appui d’une large fraction de l’armée au recours à l'Insurrection Act de 1807 permettant d'envoyer l'armée contre les manifestants.

Alors que la pandémie et la politique de Trump révèlent la fragilité de l’économie américaine et surtout la régression sociale sur laquelle ont reposé les années de boom, une partie de la bourgeoisie financière et des sommets de l’administration, de l’Etat et du Pentagone craignent que la politique de guerre civile de Trump ne les mette dans des difficultés inextricables.

C’est sur ces craintes que Joe Biden et les démocrates veulent s’appuyer en vue de la présidentielle de novembre prochain. Joe Biden prétend unir l’Amérique à travers une sorte de rédemption contre Trump. « La haine se cache, mais elle ne disparaît pas et lorsque quelqu’un au pouvoir insuffle de l’oxygène dans cette haine dissimulée, elle sort de sa cachette », et de dénoncer « le péché originel de ce pays », l’esclavage qui « entache toujours notre nation aujourd’hui. » « Je ne peux pas respirer. Ce sont les derniers mots de George Floyd mais ils ne sont pas morts avec lui. Ils sont encore entendus et résonnent partout dans le pays. Ils parlent à un pays où trop souvent la couleur de votre peau peut mettre votre vie en danger […] Et ils parlent à un pays où, tous les jours, pas au moment de leur mort, mais bien pendant leur vie, des millions de personnes, se disent 'je ne peux pas respirer' ». Ce discours de celui qui fut le vice-président d’Obama sue l’hypocrisie au regard de la politique réelle menée par les démocrates dans le passé, en particulier les mesures répressives décrétées par Clinton, comme aujourd’hui où leurs dirigeants rejoignent Trump contre les émeutiers et les violences. Biden et l’establishment démocrate entendent montrer leur respect de l’ordre et de la loi auxquels Obama n’avait rien changé et auxquels Biden s’il était élu ne changerait rien.

Faillite des classes dominantes, décomposition sociale ou la folie du parasitisme du capitalisme sénile

Si Trump et le parti républicain portent une évidente responsabilité dans l’explosion des inégalités, les démocrates y contribuent. Majoritaires au Congrès, ils mettent en œuvre la même politique condamnant des millions d’américains au chômage en les privant d’aides sociales tout en arrosant d’argent les lobbies, les grandes entreprises et Wall Street, sans contreparties.

Depuis le début de la pandémie, un ménage américain sur deux a vu ses revenus diminuer. En même temps, la fortune des milliardaires a progressé de 435 milliards de dollars en deux mois.

Le Congrès américain a décidé de livrer sa population au chômage sans lui garantir une assurance maladie ni un revenu. Pendant ce temps, la Fed prenait une décision sans précédent : bannir le risque pour les investisseurs en inondant les marchés d’argent frais. Wall Street est désormais un gigantesque casino où à tous les coups on gagne.

Résultat, la bourse de New York renoue avec les sommets, tandis que 40 millions d’Américains se retrouvent sans emploi.

Les démocrates pratiquent la même fuite en avant qu’Obama élu au lendemain de la grande récession de 2007-2008. Des discours creux et moralistes au service d’une politique de classe pour sauver les banques, Wall Street et le système.

Le soulèvement provoqué par le meurtre de George Flyod s’inscrit dans un moment d’accélération de la débâcle du capitalisme financier mondialisé et des classes dirigeantes de la puissance mondiale qui en assurait jusqu’alors « l’ordre et la loi » à l’échelle internationale. Leur monde vacille sur ses bases, la folie financière les entraîne dans un état de panique qui rend possible le pire, la fuite en avant réactionnaire et morbide de Trump et ses amis. Face à cette menace, le soulèvement qui secoue l’Amérique et s’est étendu à toute la planète, représente un immense espoir. Les aspirations à la justice, au respect, à l’égalité sont incompatibles avec la perpétuation du joug capitaliste tout autant que la démocratie.

Il ne peut y avoir de justice, d’égalité, de respect et de démocratie tant que le pouvoir économique et politique est concentré entre quelques mains.

« Ce pays a été fondé sur une protestation. On l’appelle la révolution américaine. » a cru bon de rappeler Obama il y a quelques jours. Oui, et ses idéaux émancipateurs qui répondaient aux besoins de la bourgeoisie naissante ont été foulés aux pieds par leurs descendants pour construire une société fondée sur l’esclavage salarié, le pillage et le vol de la propriété privée capitaliste, une violence sanglante.

Le soulèvement en cours dans la continuité des révoltes qui ont secoué le monde ces dernières années est porteur d’une nouvelle révolution pour la justice, l'égalité, le respect et la démocratie qui construira sur les ruines du vieil ordre esclavagiste un nouvel ordre social solidaire et démocratique.

Yvan Lemaitre

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