Pablo Iglesias et Pedro Sanchez dans les bras l’un de l’autre, Iglesias promu premier vice-président du gouvernement espagnol, en larmes, faisant allégeance à la Constitution de 1978 dont il se disait un farouche opposant la veille… Tels étaient les gros titres des médias espagnols suite à l’investiture, le 7 janvier, de Sanchez comme Président du conseil des ministres, grâce à l’accord « historique » pour un gouvernement de « coalition progressiste » signé entre le PSOE et Unidas Podemos (alliance électorale entre Podemos et Izquierdas Unidas) le 12 novembre.
Cette mascarade était censée marquer la fin de plusieurs mois de crise politique des institutions espagnoles. En juin 2018, une motion de censure présentée par le Parti socialiste de Sanchez provoquait la chute du gouvernement du Parti Populaire présidé par Rajoy, épinglés pour corruption. Mais Sanchez, adoubé président du conseil des ministres par le roi, s’était avéré incapable jusqu’ici de rassembler une majorité parlementaire pour non seulement lui assurer une majorité de gouvernement, mais même permettre son investiture par les députés. En avril 2019, aux élections qui avaient suivi une dissolution des Cortes (le parlement espagnol), le PSOE arrivait largement en tête, mais toujours sans majorité. Suivaient des mois de « transactions » entre Sanchez et Iglesias dans l’objectif de trouver l’accord indispensable à dégager une majorité, en vain. On votait de nouveau le 10 novembre, et il a suffi cette fois d’une journée pour que l’accord « historique » voie le jour…
Les causes de ce « miracle » sont dans l’évolution des résultats au cours des 8 mois qui séparent ces deux élections. En novembre, le PSOE est toujours en tête mais a perdu 3 sièges, de 123 à 120. Unidas Podemos en a perdu 7, de 42 à 35. Ciudadanos s’effondre, de 57 à 10 sièges, mais le Parti Populaire en a gagné 23, de 66 à 89. Quant au parti d’extrême-droite Vox, qui ne cache pas sa nostalgie du franquisme, il fait plus que doubler la mise, de 24 à 52 sièges. « Ce qui n’a pas été possible après les élections d’avril 2019, après plusieurs mois de négociations, a été immédiatement «résolu», en 24 heures, après avoir pris connaissance à la fois de leur recul électoral mutuel et de la lassitude de la population face aux «jeux du trône» des partis (PSOE et Unidas Podemos) dans leur quête de plus grands quotas de pouvoir », résume Manuel Gari, militant d’Anticapitalistas…
L’accord politique passé à la hâte entre les deux organisations et une série de tripatouillages parlementaires ont permis au tandem Sanchez-Iglesias d’emporter le vote d’investiture aux Cortes par 167 voix contre 165 grâce à l’abstention négociée de 18 députés, dont ceux de l’ERC (Esquerra republicana catalane) indépendantiste, en échange de la promesse d’une « table de discussion » sur les rapports entre communautés autonomes et État central.
Mais personne ne se fait d’illusion sur la capacité de cet attelage à résister aux embûches qui l’attendent. Embûches constituées tout d’abord par un contexte économique national comme international lourd de menaces. Embûches liées aux conditions dans lesquelles l’accord a été passé, en particulier pour arracher à certains partis indépendantistes leur ralliement au vote pour l’investiture ou à défaut leur abstention. C’est dire qu’il suffira de bien peu de choses, quelques intérêts conjoncturels contradictoires, pour que le bel équilibre se rompe et que le gouvernement se retrouve sans majorité pour voter ses lois, voire à son tour à la merci d’une motion de censure… Cela alors que la droite et surtout l’extrême droite sortent renforcées de la séquence précédente et sont à l’offensive, aux Cortes comme dans la rue, sur les terrains les plus réactionnaires tout comme celui des affrontements entre nationalismes.
La question pour nous n’est pas de prévoir comment cette situation institutionnelle va évoluer, bien qu’il soit très probable que les déceptions de celles et ceux qui se font encore quelques illusions sur le prétendu caractère « progressiste » du deal PSOE-UP se traduiront par une nouvelle poussée de la droite et de l’extrême droite qui les conduira au pouvoir sur fond de flambée des affrontements entre indépendantistes de diverses communautés autonomes et tenants de l’unité de l’Espagne.
La seule parade à cette évolution annoncée se trouve sur le terrain de la lutte des classes. Cela exige de raisonner et d’agir du point de vue des intérêts des classes populaires et des travailleurs. Et pour cela, comprendre les logiques de l’évolution extrêmement rapide de Podemos qui, né du mouvement des indignés du M15 en 2011, achève sa course sur les strapontins d’un gouvernement PS !
Et discuter de la politique menée au sein de Podemos par le courant Anticapitalistas, membre de la IVème internationale, qui porte dans Podemos la politique de cette dernière. Quelques années après « l’expérience grecque » de Tsipras et Syriza, le pitoyable « accès au pouvoir » d’Iglesias et de Podemos ne fait que souligner l’urgence qu’il y a à rompre avec la politique dite des « partis larges », pour développer une stratégie politique réellement anticapitaliste, c’est-à-dire de classe, révolutionnaire, qui prenne réellement en compte les possibilités et les exigences de la période.
Du M15 à la « coalition progressiste », « nouveau réformisme » et vieilles logiques
En signant cet accord, en s’engageant à en respecter les clauses, Iglesias et Podemos s’alignent sur la politique qu’entend mener le PSOE en gestionnaire responsable des intérêts des classes dominantes. La coalition s’est certes donné un « programme » qui se prétend « progressiste ». Il n’est pas possible d’en développer ici le contenu et nous renvoyons pour cela à une série d’articles publiés dans la lettre électronique Viento Sur d’Anticapitalistas que l’on peut lire en français sur le site www.alencontre.org [1] qui en détaillent le contenu de façon critique. A part quelques « avancées », telle l’augmentation annoncée des retraites, de toute façon bien en deçà des nécessités, l’accord est surtout fait de formules vagues qui laissent bien des portes ouvertes, à commencer par celles de la poursuite des offensives antisociales menées depuis des années par l’alternance PP-PS au bénéfice des classes dominantes.
On est aux antipodes des discours qui accompagnaient la constitution du mouvement M15, en 2011, à l’initiative d’individus comme Iglesias, mais aussi d’organisations politiques comme Izquierda anticapitalista, à l’origine du courant Anticapitalistas. Podemos voulait alors offrir une structure de regroupement aux mouvements des indignés nés en mai 2011 dans de multiples villes en opposition aux mesures d’austérité du socialiste Zapatero. A la veille des élections européennes de 2014, Podemos, en qui certains voyaient l’émergence d’un « nouveau réformisme », se constituait en parti politique pour pouvoir y participer, avec un succès qui le hissait au quatrième rang des partis nationaux. La direction de Podemos se prenait alors à considérer son organisation comme une « machine de guerre électorale » qui allait lui permettre, dans la dynamique qui s’était manifestée lors des européennes, de prendre « l’hégémonie politique » sur le PP et le PSOE caractérisés alors comme les deux piliers de la Constitution de 1978, le « régime de 78 », fossile institutionnel du franquisme, avec lequel il s’agissait également d’en finir.
Mais après le succès aux municipales de 2015 où des listes « Communes » intégrant Podemos et d’autres organisations gagnaient plusieurs grandes villes, dont Madrid et Barcelone, la « machine de guerre » s’est essoufflée. En témoignent les reculs successifs des résultats aux diverses élections, tandis que les Cercles de base de l’organisation perdaient leur vitalité et se vidaient de leurs membres et que la direction se déchirait sur la stratégie à suivre pour y faire face. Les discours de conquête électorale aux élans radicaux ont peu à peu laissé place aux transactions entre appareils, dans une évolution qui trouve son épilogue aujourd’hui avec l’alignement pur et simple de la direction de l’organisation sur la politique du PSOE. [2]
Certes, Iglesias s’en défend. A peine nommé premier vice président du conseil, il a fait appel à la mobilisation des masses, disant en substance que sans cette mobilisation, le gouvernement ne pourrait mener à bien son programme face aux oppositions qu’il rencontre. Une façon de rendre, par avance, les masses responsables de ses propres capitulations !
Dans un entretien du 7 janvier publié sur le site Eldiario.es, il tente de justifier son retournement, en particulier par rapport au dit « régime de 78 ». Sous le titre « Nous n’allons pas oublier d’où nous venons », il présente les mois de transactions stériles avec le PS comme un « processus d’apprentissage tactique » qui lui aurait permis de comprendre « la nécessité d’adapter le discours de Podemos à la défense de la Constitution espagnole ». Après cette pirouette opportuniste, il ajoute : « Dans un contexte de crise économique et sociale et de la droitisation du spectre politique de la droite, il serait plus pertinent de défendre le cadre constitutionnel, notamment les articles, surtout ceux promus par le PCE, que de parier sur les horizons constituants »…
Il tente de justifier ainsi l’alignement sur la politique de Sanchez, qu’il a dans les faits déjà accepté, par le contexte de crise économique et sociale et l’exigence de protéger la coalition contre la droite et l’extrême droite. Il prend prétexte de la montée du « bloc réactionnaire » pour justifier son alignement sur ce « régime de 78 » qu’il dénonçait jusque-là, à juste titre, comme hérité du franquisme. Et non seulement il cesse de le combattre, mais il pense pouvoir s’appuyer dessus pour s’opposer à la poussée réactionnaire du PP et de Vox !
Il n’y a là aucun paradoxe, mais l’illusion, simulée ou réelle, que ce sont les institutions, les lois, qui régissent les rapports sociaux. C’est le propre du réformisme, ancien comme « nouveau », de justifier sa politique en entretenant l’illusion qu’il suffirait de changer une constitution pour changer les rapports sociaux et qu’une « bonne » constitution pourrait nous protéger de la violence des rapports sociaux…
Cette illusion s’avère d’autant plus dangereuse que les rapports entre les classes se tendent, amenant la bourgeoisie et son appareil d’État à durcir leurs positions, à se « droitiser ». Certains marchands d’illusions réformistes l’ont parfois durement payé, y compris de leur vie, en particulier en Espagne lors de la guerre civile. Mais les travailleurs et les classes populaires l’ont toujours payé bien plus durement, du fait qu’ils se retrouvent politiquement et organisationnellement désarmés au moment où les affrontements de classe s’exacerbent à cause du durcissement des conditions d’exploitation. Des moments qui exigent au contraire la plus grande clarté politique, la plus grande indépendance politique, la plus grande conscience que ce qui se joue, ce n’est pas un débat entre différentes conceptions au sein d’un État prétendument au-dessus des classes, mais un combat qui peut aller jusqu’à la mort entre des classes sociales aux intérêts inconciliables.
Nouvelles « leçons d’Espagne »…
Iglesias, ancien militant du PCE « qui n’oublie pas d’où il vient », en appelle à des articles écrits par le PCE pour la Constitution de 1978… Il y a quarante ans, en effet, le PCE participait, aux côtés de la droite franquiste et du PSOE, à l’élaboration de la constitution qui statuait sur la « transition démocratique » de la dictature franquiste à la royauté constitutionnelle, autrement dit assurait la continuité de l’État bourgeois en préservant la paix sociale indispensable aux bonnes affaires de la bourgeoisie.
Ce retour en arrière prend un sens particulièrement important en Espagne si on se rappelle que la défaite de la révolution des années 1936-37 est le fait de l’offensive contre-révolutionnaire des « républicains », staliniens et socialistes associés aux indépendantistes catalans, contre les travailleurs insurgés, au nom du fait qu’il fallait d’abord « sauver la république contre le fascisme, pour la révolution, on verra plus tard ». [3]
Les circonstances sont certes différentes aujourd’hui, dans un monde qui a profondément changé. Mais ce sont les mêmes logiques politiques qui sont à l’œuvre.
Le mouvement du M15 en 2011 en Espagne dont Podemos tire son existence n’était pas un événement isolé, dans une Espagne isolée. Il était une réponse, sur le terrain des affrontements sociaux, aux conséquences de la crise de 2007-2009, comme l’étaient les manifestations et les grèves générales en Grèce, Occupy Wall Street aux USA et les révolutions du Printemps arabe. Tous ces mouvements étaient les prémisses d’une mondialisation de la contestation dont on mesure l’ampleur qu’elle a prise aujourd’hui, de Hong Kong à l’Algérie en passant par une multitude d’autres régions du monde, du Moyen Orient à l’Amérique latine. Les trente années de mondialisation libérale qui ont conduit à la crise de 2007-2008 ont aussi ouvert une période d’exacerbation de la lutte des classes qui ouvre de nouvelles perspectives révolutionnaires, une situation à laquelle il est urgent d’apporter une réponse politique, sur un terrain de classe et internationaliste.
Ce n’est malheureusement pas ce que fait le courant Anticapitalistas, comme en témoigne la série d’articles de Viento Sur cités plus haut. Tous critiquent l’accord de gouvernement, en démasquent les limites, voire l’imposture… mais restent sur le fond cantonnés à l’idée qu’une mobilisation des masses, si elle existait, pourrait pousser le gouvernement à répondre à l’urgence sociale.
Bien au contraire, il s’agit de préparer la classe ouvrière à le combattre.
Alors que Podemos est allé jusqu’au bout de sa logique, il y a une urgence vitale à porter un programme qui donne un sens, un objectif politique aux luttes de toutes celles et ceux qui s’opposent aux offensives du capital et de leurs serviteurs, qu’ils soient ministres du gouvernement national ou des autonomies, « progressistes » ou pas. Cela veut dire aussi prendre ses distances avec les courants indépendantistes qui, loin d’ouvrir des perspectives révolutionnaires comme s’illusionnent certains, dévoient la lutte des classes sur le terrain d’affrontements d’un autre temps.
L’urgence, en Espagne comme ici et partout dans le monde, est à la construction d’un parti qui se situe sur un clair terrain de classe, internationaliste, en rupture avec les institutions politiques de la bourgeoisie. Un parti qui se donne pour objectif de permettre aux classes laborieuses de bâtir leurs propres réponses à la question du « changement » à partir de leurs propres mobilisations, des organisations démocratiques qu’elles se donnent pour mener leurs luttes.
La seule constitution progressiste possible ne pourra être qu’une constitution instaurant le pouvoir des travailleurs et des classes populaires pour le socialisme, instaurant un monopole bancaire public et expropriant les grands groupes capitalistes, militant pour des États unis socialistes d’Europe seuls à même de garantir le droit à l’autodétermination de tous les peuples.
Daniel Minvielle
[1] Quelques articles publiés dans Viento Sur à l’occasion de l’accord PS-UP :
http://alencontre.org/europe/etat-espagnol-debat-un-gouvernement-de-coalition-fin-du-cycle-de-changement.html - Mats Lucia Bayer, CADTM
http://alencontre.org/europe/espagne/etat-espagnol-un-gouvernement-de-progres-face-au-chantage-golpiste-dun-bloc-reactionnaire.html - Jaime Pastor – Anticapitalistas
http://alencontre.org/europe/espagne/etat-espagnol-apres-les-elections-les-inconnues-persistent.html - Manuel Gari – Anticapitalistas
[2] Deux articles parus dans DR, l’évolution de Podemos au fil de ses résultats électoraux
http://www.npa-dr.org/index.php/9-article-lettre/10-crise-politique-en-espagne-revers-de-podemos-ou-la-necessite-d-un-parti-anticapitaliste-et-revolutionnaire – 1er juillet 2016
[3] Article sur la révolution et la guerre civile espagnoles
https://npa2009.org/idees/histoire/espagne-juillet-1936-fascisme-ou-revolution-sociale