« L'événement le plus chargé d'espoir, le plus grandiose de notre temps, semble s'être retourné tout entier contre nous. Des enthousiasmes inoubliables de 1917, que reste-t-il ? Beaucoup d'hommes de ma génération, qui furent des communistes de la première heure, ne nourrissent plus envers la Révolution russe que des sentiments de rancœur. Des participants et des témoins presque personne ne survit. Le Parti de Lénine et de Trotsky a été fusillé. Les documents ont été détruits, cachés ou falsifiés. [...] Une pauvre logique, nous montrant du doigt le noir spectacle de l'U.R.S.S. stalinienne, affirme la faillite du bolchevisme, donc celle du marxisme, donc celle du socialisme… Escamotage facile en apparence des problèmes qui tiennent le monde et ne le lâcheront pas de sitôt. » écrivait Victor Serge, en 1947, dans Trente ans après la révolution.

En 1989, à l’occasion de la chute du Mur de Berlin, comme à l’époque de Victor Serge, c’était bien la révolution elle-même qui était attaquée, les bolcheviks et Lénine, et plus généralement le marxisme et toute idée de contestation radicale, révolutionnaire, du capitalisme. D’ailleurs, en France, le bicentenaire de 1789 avait donné lieu quelques semaines auparavant à une vague de condamnation des Jacobins et des Montagnards comme de la dite jusque là « grande Révolution » elle-même.

Les trente dernières années se sont chargées de dissiper les mensonges de la mondialisation heureuse qui identifient capitalisme et démocratie. Quant à la révolution, loin d’être le produit d’une utopie totalitaire, elle a été l’issue progressiste que les travailleurs russes ont opposée au cataclysme de la Première guerre mondiale auquel avait conduit le développement de l’impérialisme depuis la fin du XIXè siècle. Il nous faut rétablir les faits, déformés et caricaturés par le stalinisme comme par la propagande anticommuniste, dire la vérité contre les mensonges de la réaction. La bureaucratie stalinienne n’est venue à bout de la révolution épuisée par la violence de la réaction militaire impérialiste qu’en liquidant une génération de révolutionnaires et en étouffant toute démocratie portée par les masses. C’est avec le regard de Trotsky et de ses camarades, une politique pour un pouvoir démocratique des travailleurs, que nous voulons revenir sur ce terrible drame historique. Et c’est dans la continuité de leur combat que nous voudrions aborder la nouvelle période ouverte par la fin de l’URSS et le règne mondialisé du capital.

« L'impérialisme est le prélude de la révolution sociale du prolétariat », Lénine

Le développement du capitalisme de monopole, des banques et des trusts qui avait supplanté le capitalisme de libre-concurrence à la fin du XIXè siècle, la course des États européens pour se tailler leur empire colonial débouchèrent sur une guerre pour le repartage du monde où toute la civilisation et la culture furent piétinées et niées dans la boue des tranchées sous des amas de cadavres. Seules l’intervention des masses, la révolution mirent fin à la boucherie. Ce furent les fraternisations sur le front au printemps 17, la révolution qui renversa le tsar en février en Russie. En octobre, les ouvriers prirent le pouvoir sous la direction du parti bolchevik.

Le premier décret des commissaires du peuple et du congrès des soviets fut le décret sur la paix. Au nom de « l’immense majorité des classes ouvrières et travailleuses épuisées », il appelait à une paix « sans annexions ni contributions », à la renonciation générale à « toute domination non consentie sur des nations, qu’elles fussent situées en Europe ou outre-mer ». « La propriété privée de la terre est abolie sans indemnité ; toutes les terres sont mises à la disposition des comités locaux. », disait le décret sur la terre, un 3ème décret instituait le contrôle ouvrier et la journée de 8 heures.

Ce sont ces mêmes décrets que l’Assemblée constituante annula à peine réunie avant d’être dissoute par les bolcheviks dans l’indifférence générale.

Malgré les armées blanches et l’intervention des puissances impérialistes - jusqu’à 14 pays y engagèrent des troupes-, la révolution survécut à la guerre civile. Les paysans se rangèrent du côté du pouvoir soviétique contre les armées blanches qui ramenaient derrière elles les propriétaires fonciers et les gouvernements européens furent incapables de mobiliser largement contre la révolution russe qui s’était dressée contre une guerre dont ils étaient les premiers responsables. Pour les bolcheviks, la meilleure défense de la révolution était son extension, l’appel aux classes ouvrières des autres pays.

La IIIè internationale contre « le socialisme dans un seul pays »

Dès le déclenchement de la guerre, les socialistes restés révolutionnaires et internationalistes comme Lénine et Trotsky en Russie, Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht en Allemagne -pour n’en citer que quelques-uns- avaient rompu avec la 2ème internationale dont les dirigeants s’étaient ralliés à leur bourgeoisie et à la défense de la patrie. Ils l’avaient déclarée en faillite et avaient affirmé la nécessité d’en fonder une nouvelle.

Les bolcheviks avaient toujours pensé la révolution russe comme une phase de la révolution internationale, ils savaient qu’il serait impossible de construire le socialisme dans un seul pays. C’était d’ailleurs aussi, avant la guerre, la conviction de tous les partis sociaux-démocrates, mais dans la longue phase de « paix armée » qu’avait connue l’Europe au début du XXème siècle, une période marquée par des progrès considérables dans tous les domaines de la connaissance et l’amélioration des conditions de vie pour une petite fraction de la classe ouvrière, des habitudes de pensée s’étaient installées, l’idée que la croissance des organisations ouvrières, la pression des luttes suffiraient pour transformer la société. Sans secousses, sans révolution. De forts courants réformistes, révisant le marxisme se développèrent. Et quand la catastrophe arriva, les travailleurs furent pris de cours et la plupart des chefs sociaux-démocrates, y compris Kautsky qui avait jusqu'alors toujours combattu l’opportunisme, se rallièrent à l’union sacrée.

Un premier congrès de la Troisième internationale eut lieu dès mars 1919, avec peu de délégués car la Russie révolutionnaire était entourée de tous les côtés par des fronts militaires. Il s’agissait de lever le drapeau de l’internationalisme révolutionnaire afin de rassembler tous les partis et militants restés fidèles à ces idées.

La fondation de la 3ème internationale, des partis communistes s’inscrivait dans la rupture avec le chauvinisme et le réformisme des anciens partis socialistes, contre leurs reniements. Elle reposait sur l’hypothèse que la vague révolutionnaire qui suivit la Première guerre mondiale déboucherait sur une révolution internationale. La révolution la plus importante eut lieu en Allemagne. Elle fut écrasée en janvier 1919 par les Corps Francs, des troupes que leurs officiers ultra-réactionnaires ne voulaient pas dissoudre, sous les ordres d’un gouvernement dirigé par les sociaux-démocrates Hebert et Noske. Le reflux de la révolution à partir de 1920, laissant la Russie isolée, fut la principale raison de la victoire de la bureaucratie et de Staline dont le caractère ouvertement réactionnaire se manifesta pour la première fois publiquement à la fin de l’année 1924 par le slogan, adopté un an plus tard dans le programme du parti communiste russe, « le socialisme dans un seul pays ».

La victoire de Staline et de la bureaucratie, une contre-révolution

La bureaucratie s’imposa pour faire fonctionner la société à la faveur du recul de l'intervention des travailleurs eux-mêmes, épuisés par les années de guerre mondiale et de guerre civile, puis contre eux. Elle a rapidement pris conscience de ses intérêts, de ses privilèges, dans une hostilité d’abord instinctive, puis consciente et armée, contre la classe ouvrière et les militants qui continuaient à mener le combat révolutionnaire, en particulier Trotsky et ses camarades.

Cette contre révolution se fit en plusieurs étapes, dont la première, après l’adoption du socialisme dans un seul pays, fut la liquidation de l’Opposition de gauche en 1927 après une bataille politique menée par ses animateurs malgré le climat hostile au débat démocratique qui régnait déjà dans le parti. Les trotskystes furent tous exclus de leurs postes de responsabilité, puis du parti, envoyés en camps de relégation et Trotsky lui-même fut banni d’URSS en 1929.

A partir de 1934, c’est toute la génération des révolutionnaires qui avaient fait 17 qui fut exterminée après des procès monstrueux. Une chape de plomb s’abattait sur la population, une dictature policière, une terreur sanglante.

L’Internationale communiste fut de la même façon épurée de ses éléments contestataires. Ce qui était dans un premier temps incapacité d’avoir une politique correspondant aux intérêts de la classe ouvrière du fait du bureaucratisme et de l’étouffement de tout débat démocratique dans le parti devint une politique de liquidation consciente des perspectives révolutionnaires pour la préservation de ses intérêts de caste. En 1934, au moment où Staline recherchait l’alliance des « démocraties » contre Hitler, les partis communistes furent invités à se rallier à la défense nationale.

En Espagne en 1937, le Guépéou organisa l’assassinat des militants trotskystes et anarchistes. En 1939, Staline conclut un pacte de non agression avec Hitler prévoyant entre autres le partage de la Pologne entre les deux États. Lorsque, en 1941, Hitler attaqua l’URSS, Staline rechercha l’alliance avec les Alliés et convint cyniquement d’un partage des territoires où maintenir l’ordre à la fin des combats. En gage de sa loyauté, il dissout l’internationale communiste en 1943.

L’hypothèse de la révolution politique

Depuis les années 20, la classe ouvrière avait été expropriée du pouvoir politique. Cependant, la bureaucratie ne pouvait pas rétablir le capitalisme sans risquer sa propre perte. La bureaucratie incarnait le retour au vieux fatras de l’inégalité sociale, des privilèges et le cortège de préjugés qui les justifient, l’élitisme, l’individualisme, le mépris des travailleurs, des femmes, des peuples opprimés. Mais elle fut contrainte de développer l’économie dans le cadre qui avait été créé par l’expropriation des capitalistes et l’étatisation des moyens de production. Ses aspirations furent dès sa naissance bourgeoises mais elle ne pouvait les satisfaire pleinement en rétablissant la propriété privée et en restaurant le capitalisme, coincée et menacée pendant toute une période par l’impérialisme d’un côté, sa peur de la classe ouvrière de l’autre. Elle devait se contenter de jouir en voleur de privilèges de fonction, tirés du parasitisme du travail collectif.

C’est cette situation qui évolua dans le même cadre pendant des décennies qui faisait dire à Trotsky dans la Révolution trahie que le travail serait facilité pour la classe ouvrière si elle s’emparait à nouveau du pouvoir.

« Supposons la bureaucratie soviétique chassée du pouvoir par un parti révolutionnaire [...] Ce parti commencerait à rétablir la démocratie dans les syndicats et les soviets. Il pourrait et devrait rétablir la liberté des partis soviétiques. Avec les masses, à la tête des masses, il procéderait à un nettoyage sans merci des services de l’État. Il abolirait les grades, les décorations, les privilèges et ne maintiendrait de l’inégalité dans la rétribution du travail que ce qui est nécessaire à l’économie et à l’État. Il donnerait à la jeunesse la possibilité de penser librement, d’apprendre, de critiquer, en un mot de se former. Il introduirait de profondes modifications dans la répartition du revenu national, conformément à la volonté des masses ouvrières et paysannes. Il n’aurait pas à recourir à des mesures révolutionnaires en matière de propriété. Il continuerait et pousserait à fond l’expérience de l’économie planifiée. Après la révolution politique, après le renversement de la bureaucratie, le prolétariat aurait à accomplir dans l’économie de très importantes réformes, il n’aurait pas à faire une nouvelle révolution sociale. »

Après décembre 1991 et la dislocation de l’URSS, tant que la propriété privée n’avait pas été restaurée et l’économie planifiée démantelée, il n’y avait pas de raison de se précipiter pour répondre à l’air du temps en abandonnant ce raisonnement sur une possible révolution politique en URSS. Lorsque, suite à la mort de Brejnev et de ses successeurs éphémères, au milieu des années quatre-vingts, Gorbatchev avait entamé une politique de réformes qui allait conduire à la restauration du capitalisme, la classe ouvrière était entrée en lutte en particulier dans les mines pour soutenir des changements dont elle attendait un mieux-être et une relative démocratie. Puis elle apporta son soutien à Eltsine qui se fit le champion de la démocratie en décembre 1991 en appelant la population à s’opposer au coup d’état des secteurs conservateurs de la bureaucratie. L’URSS, dont plusieurs républiques avaient déjà fait sécession fut dissoute, le contrôle des prix fut aboli, les services publics à bon marché abandonnés et les privatisations s’accélérèrent. Ce « traitement de choc » produisit une révolte que des hommes politiques du clan d’Eltsine exprimèrent par leur opposition parlementaire en 1993. Au point que Eltsine fit donner l’assaut contre le parlement, faisant au moins 150 morts. Commença alors le dépeçage systématique de l’économie, l’accaparement des entreprises et des industries encore rentables par ceux qu’on appela les oligarques qui favorisèrent la réélection de Eltsine en 1996. Pendant toute l’année 95 jusqu’en 1998, les grèves ouvrières se multiplièrent, les manifestations, pour réclamer des arriérés de salaires, furent rejointes par des retraités et d’autres catégories de la population, et y étaient conspués le gang du Kremlin, Eltsine, les oligarques. Mais ces actions restèrent isolées les unes des autres, la classe ouvrière, sans perspective politique subissait de plein fouet les conséquences du recul général du mouvement ouvrier à l’échelle internationale. Elle n'a pu reprendre l'initiative pour empêcher le rétablissement du capitalisme au moment où la bureaucratie née du stalinisme s'effondrait. L'offensive capitaliste acheva la contre-révolution.

La continuité du combat de l’opposition de gauche face à une nouvelle époque

Le mouvement ouvrier né du développement de la classe ouvrière durant l'époque de l’impérialisme avait épuisé toutes ses possibilités. Ses partis, les partis socialistes et communistes, se sont intégrés à la société bourgeoise. Avec l’effondrement de l’URSS s’est effondré le stalinisme, cette monstrueuse caricature des idées communistes. Il nous reste de cette période de montée du mouvement ouvrier, de révolutions et de lutte pour la démocratie ouvrière un héritage d’idées dont la continuité a été assurée par Trotsky et les militants de l’Opposition de gauche, à savoir l’internationalisme et le marxisme en tant que théorie de l’émancipation des travailleurs par eux-mêmes, théorie du combat pour le pouvoir démocratique des travailleurs. Les idées de l’avenir !

La fin de l’URSS et la restauration du capitalisme en Russie ont clos la période de l’impérialisme, tel qu'il s'était développé à la fin du XIXè et au début du XXè siècles et que Lénine définissait comme un stade de développement du capitalisme. Malgré son caractère contre-révolutionnaire, la bureaucratie, par son existence même, vestige de la révolution hostile au monde impérialiste, avait contribué aux luttes d’émancipation nationale des peuples coloniaux qui eux-mêmes l'avaient relativement renforcée malgré sa politique de coexistence pacifique. Sa disparition, alors que les nouveaux États nés de ces révolutions nationales intégraient progressivement le marché capitaliste mondial, a donné une nouvelle impulsion à l’offensive de la mondialisation capitaliste, des trusts et de leurs États abattant toutes les barrières à la pénétration des capitaux dans le monde entier.

Le règne mondialisé du capital financier qui en a résulté, l’incapacité de satisfaire sa soif de profits autrement qu’en surexploitant les travailleurs, les peuples, la nature, ouvre une nouvelle période de crises, de guerres et de révolutions, dont l’enjeu, dans la continuité de la voie ouverte par la révolution de 17 après la Commune de Paris, est le renversement du capitalisme et le pouvoir démocratique des travailleurs à l’échelle internationale.

Galia Trépère

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