Marx est né le 5 mai 1818 à Trêves, en Allemagne, il y a deux cents ans. L’anniversaire de sa naissance livre son lot de commémorations bien pensantes dont la plupart voudraient enterrer les idées de Marx, édulcorer le contenu radical de sa critique, ou les caricaturer… mais en vain. Ses idées, sa critique du capitalisme restent non seulement sans égale mais indispensables pour tous ceux que cette société révolte et qui cherchent des idées, des réponses face aux effroyables inégalités actuelles, face à la catastrophe démocratique, économique, sociale et écologique annoncée.

« Karl Marx fait son come-back aux États-Unis » titrait récemment un article du Monde sur le renouveau du marxisme depuis la crise de 2008 dans une partie de la jeunesse américaine qui y trouve des armes pour critiquer le capitalisme. En effet la critique que Marx a faite du capitalisme naissant demeure la seule qui permette de comprendre les contradictions du capitalisme mondialisé, de formuler des perspectives, la possibilité d’une transformation révolutionnaire de la société et qui donne les moyens d’y prendre toute sa place, d'en être acteur.

Selon bien des articles, Marx est qualifié de « philosophe », « économiste » ou de « grand indigné » comme dans le numéro Hors-série que le Monde lui consacre. Non, Marx n’était pas un simple indigné mais avant tout un révolutionnaire qui a œuvré toute sa vie à contribuer au renversement de la société capitaliste en donnant aux opprimés la conscience des conditions de leur émancipation.

Marx a élaboré une conception matérialiste, scientifique du monde qui intègre tous les progrès des connaissances et s'en enrichit toujours à l'opposé des conceptions idéalistes d’hier et d’aujourd’hui... comme de toutes les caricatures réformistes ou staliniennes qui l’ont transformée en une idéologie, un dogme mort.

Cette conception révolutionnaire en continuelle construction est née des besoins même de la lutte démocratique et sociale, elle s’est construite avec elle et à partir de l’appropriation des connaissances les plus modernes des trois pays les plus avancés de l’époque, l’Allemagne, l’Angleterre et la France.

L’Europe du temps de Marx est un monde en plein bouleversement économique, politique, social, scientifique où le nouveau monde, celui de la bourgeoisie, le dispute à l’ancien monde féodal. L’Europe continue d’être agitée par un bouillonnement politique provoqué par les aspirations démocratiques éveillées par la Révolution française et qui osent s'affirmer malgré la réaction imposée par les régimes des Rois et des Empereurs. L’essor du capitalisme en Angleterre transforme les rapports sociaux et économiques entraînant l’émergence d’un mouvement ouvrier, le Chartisme. En France la critique de la société bourgeoise issue de la Révolution conduit à l’émergence des idées socialistes et communistes, expression encore confuse, utopique, de l’aspiration à une société égalitaire.

En Allemagne, le pays de Marx, le combat s’engage d’abord sur le terrain de la philosophie. Une génération de jeunes révolutionnaires entame la critique sans concession du principal pilier et de la justification du pouvoir des classes dominantes, la religion.

C’est à travers ces combats politiques et sociaux, en lien avec l’émergence du mouvement ouvrier, que Marx a forgé un outil pour armer les consciences et formuler les enjeux du combat à mener.

Sa doctrine reste indissociable de ses deux découvertes essentielles, la mise à nu du rapport d’exploitation capitaliste et l’idée que la lutte des classes conduit à l’abolition du salariat, à la société sans classe, au communisme.

Une conception matérialiste pour transformer l’ordre social

Marx est né en Rhénanie, région alors la plus industrielle d’Allemagne et qui a subi directement, 20 ans plus tôt, l’influence de la Révolution française. Après 1815, une terrible vague de réaction accompagne le rétablissement de l’ordre féodal un peu partout en Europe. Mais c’est en réalité une nouvelle période qui s’ouvre, celle du développement capitaliste et de toutes les transformations sociales et politiques qu’il entraîne. Sous la chape de plomb de la réaction, les aspirations démocratiques se réaffirment rapidement…

Pendant toutes les années de jeunesse de Marx, au lycée à Trêves, puis à l’université à Bonn et à Berlin, l’agitation se développe parmi la jeunesse intellectuelle. Le débat politique se mène alors sur le terrain de la philosophie. Marx et Engels, qui deviendra bientôt son ami pour la vie, rejoignent le courant des jeunes Hégéliens qui trouvent dans la philosophie de Hegel, une arme à retourner contre tous les dogmes religieux. Hegel, philosophe très officiel, a pourtant développé une méthode de pensée, la dialectique qui consiste à tout concevoir dans son devenir, comme un processus en état de transformation constante. Hegel est idéaliste, il ne voit le monde qu’à travers les grandes conceptions philosophiques dont il décrit l’histoire. Mais en sapant l’idée même de vérités éternelles, justification de l’ordre existant, la dialectique constitue « l’algèbre de la révolution ».

Parmi les jeunes hégéliens, Ludwig Feuerbach libère les esprits de l’idéalisme de Hegel, en lui opposant une conception matérialiste, une critique radicale de la religion : ce sont les hommes qui ont inventé les dieux et non l’inverse ! C’est une révolution que Marx et Engels s’approprient et dépassent à leur tour rapidement… en quittant le terrain de la seule philosophie. Pour Marx, Feuerbach « renvoie trop à la nature et trop peu à la politique. », il lui reproche de ne pas rattacher sa critique de la religion à la critique de la société qui l’a engendrée car comme il l’écrira plus tard : « Lutter contre la religion, c’est donc indirectement, lutter contre ce monde-là, dont la religion est l’arôme spirituel ». L’homme n’est pas cette abstraction isolée dont parle Feuerbach, il est le produit d’une évolution sociale déterminée. Dans leur lutte continue pour l’existence, les hommes ne se bornent pas à subir passivement l’influence de la nature, ils agissent eux-mêmes dessus et en la transformant, ils transforment leurs conditions d’existence, et en même temps se transforment eux-mêmes. Marx introduit dans la philosophie passive de Feuerbach l’élément révolutionnaire, l'élément d'action.

La rupture de Marx et Engels avec Feuerbach comme avec une partie des jeunes hégéliens qui évolueront vers une critique de plus en plus abstraite, hors du temps et de la réalité sociale, a été le plus clairement résumée par Marx, par sa célèbre formule : « Les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe c'est de le transformer ».

Marx s’engage rapidement dans le combat démocratique contre l’absolutisme en participant à deux publications, d’abord la Gazette rhénane qu’il a dirigée puis, après l’interdiction de celle-ci et son exil forcé à Paris, les Annales franco-allemandes qui seront aussi victimes de la censure.

La révolte de Marx comme d’Engels est d’abord concrète, ancrée dans la réalité sociale de leur temps, dans la réalité de l’oppression subie par les paysans comme par les ouvriers. Un des premiers articles publiés par Marx, qui lui valut censure et exil, dénonçait la violente répression frappant les paysans pauvres de Moselle, coupables de ramasser du bois mort dans des forêts privatisées par l’essor du capitalisme. Il y montrait que derrière les grands principes universels qui fondent le droit, il n’y a que de sordides intérêts de classe, la défense du droit de propriété d’une minorité contre les besoins du plus grand nombre.

Marx et Engels ne prétendent pas inventer une nouvelle doctrine porteuse d’une nouvelle utopie communiste, ils veulent comprendre cette réalité sociale inacceptable qui est sous leurs yeux. Dans l’article de présentation des Annales franco-allemandes, Marx annonce lui-même ce qui restera toujours son orientation : « […] nous n'anticipons pas sur le monde de demain par la pensée dogmatique, mais […] au contraire nous n'entendons trouver le nouveau monde qu'au terme de la critique de l'ancien. […] ce que nous avons à réaliser dans le présent n'en est que plus évident ; je veux dire la critique radicale de tout l'ordre existant, radicale en ce sens qu'elle n'a pas peur de ses propres résultats, pas plus que des conflits avec les puissances établies ».

Marx et Engels élaborent une nouvelle conception en partant de la critique de toutes les idées reçues, amies ou ennemies, et en ayant en même temps la plus grande ouverture d’esprit pour s’approprier les nouvelles connaissances d’une époque de profonds bouleversements. Tout au long du XIXème siècle, le développement du capitalisme entraîne un puissant essor des sciences et des techniques. Marx et Engels sont passionnés par ces progrès comme le chemin de fer, la marine à vapeur qui bouleversent les transports ou les premières applications de l’électricité qui leur font entrevoir tout ce que ces techniques mises au service du plus grand nombre pourraient apporter. C’est aussi une époque de révolutions des théories scientifiques avec notamment la théorie de l’évolution que Darwin élabore lui aussi sur la base de l’accumulation de toute une série de nouvelles connaissances. Marx et Engels ont étudié scientifiquement les sociétés humaines, leur histoire, leur développement économique, la réalité des antagonismes de classes qui les structurent, ce qui les a conduits à remettre en cause le préjugé du caractère sacré de la propriété privée, fondement bien matériel de la société bourgeoise.

C’est par cet énorme travail d’étude et avec une profonde révolte contre l’ordre social qu’ils sont allés jusqu’au bout de leur matérialisme militant et de la dialectique pour donner aux idées communistes un tout autre contenu que la seule espérance en une société égalitaire utopique.

Dans ses Manuscrits écrits en 1844, Marx définit ainsi le communisme « Le communisme en tant que dépassement positif de la propriété privée […] en tant qu’appropriation réelle de l’essence humaine par l’homme et pour l’homme. […] est la vraie solution du conflit de l’homme avec la nature, de l’homme avec l’homme […]. Il est l'énigme de l'histoire résolue et il sait qu'il est cette solution. […] il est aussi, pour les consciences qui le pensent, la compréhension et le savoir du mouvement dans son devenir ».

Le socialisme scientifique, en rupture avec le socialisme utopique et les sectes

Deux découvertes fondamentales de Marx ont transformé les aspirations utopiques communistes en une science : la conception matérialiste de l’histoire et la découverte des mécanismes internes du capitalisme fondés sur le rapport d’exploitation qu’est le salariat.

Toute société humaine repose sur la façon dont les hommes produisent, répartissent et utilisent les biens matériels dont ils ont besoin pour vivre, c’est-à-dire l’économie. Les différentes classes, aux intérêts antagonistes, naissent des différentes fonctions que les uns et les autres occupent dans le processus même de la production de ces biens : maîtres et esclaves, seigneurs et serfs, propriétaires capitalistes et ouvriers. Les progrès des sciences et des techniques, en modifiant la manière de produire les richesses, bouleversent les conditions du travail mais aussi les rapports entre les hommes et les classes, entraînant des luttes sociales et politiques qui sont la force motrice de tout le développement historique. La succession des sociétés humaines n’est pas le résultat d’événements aléatoires, elle est le produit d’une lutte des classes, luttes entre les classes exploitées et les classes exploiteuses, à travers lesquelles les nouvelles classes disputent aux anciennes leur domination sociale.

Cette conception matérialiste de l’histoire développée par Marx est tout le contraire d’une vision linéaire, mécanique ou finaliste car ce sont les hommes qui font eux-mêmes leur histoire et rien n'est écrit à l'avance. Mais elle permet de comprendre, d'étudier les conditions objectives dans lesquelles les hommes agissent et donc d'envisager les possibilités qui s'ouvrent à eux, les objectifs qu'il est possible et nécessaire de donner à notre combat pour changer le monde. La lutte des classes a désormais atteint une étape où la classe exploitée ne peut se libérer qu’en libérant la société toute entière de l’exploitation. Avec le capitalisme, la propriété privée des moyens de production se concentre dans les mains de la seule bourgeoisie alors que le prolétariat en est totalement exclu. La lutte des classes, moteur de l’histoire, ne peut ainsi qu’aboutir à la remise en cause, au dépassement de cette propriété privée pour faire émerger une société sans classe : le communisme, stade plus avancé de l’évolution de la société humaine. Marx a ainsi dépassé la simple condamnation morale que Proudhon avait faite de la propriété privée avec sa célèbre formule « la propriété, c’est le vol », en montrant qu’elle s’inscrit dans un processus historique et qu’elle est vouée à disparaître pour laisser la place à une forme supérieure d’organisation sociale.

En s’appuyant sur la loi de la valeur-travail avec la théorie de la plus-value, Marx a aussi montré que le salariat se définissait comme un rapport d’exploitation, conséquence de la propriété capitaliste. Dans une société marchande, les biens, les marchandises ont une valeur d’usage liée à leur utilisation concrète mais surtout une valeur d’échange exprimée par leur prix. Cette valeur correspond à la quantité de travail accumulé au cours de sa production, aux matières et énergies mises en œuvre et au travail des ouvriers. Mais les capitalistes ne paient pas en salaire aux ouvriers l’équivalent de la valeur ajoutée par leur travail. Le salaire correspond à la valeur de la marchandise force de travail, à la valeur de ce qui est considéré à une époque et à un endroit donné, suffisant et nécessaire aux ouvriers pour vivre. Cette différence entre les salaires et la valeur apportée par le travail des ouvriers est tout simplement du travail non payé, une plus-value que la bourgeoisie peut s’approprier au nom de son droit de propriété des moyens de production. C’est un rapport d’exploitation masqué mais tout aussi réel que ne l’était l’exploitation des esclaves ou des serfs.

Les premiers militants socialistes ou communistes combattaient les conséquences du capitalisme d’un point de vue moral, sans en comprendre les mécanismes internes. Avec ses deux découvertes, Marx a inscrit le mode de production capitaliste dans le mouvement historique général, dont il n’est qu’une étape, qu’une forme temporaire. Il a ainsi donné un fondement théorique, une base scientifique à la perspective du socialisme et du communisme, il l’a inscrite dans la logique du développement des luttes de classes.

Le parti, instrument de l’émancipation des travailleurs par eux-mêmes

Pour prendre toute leur place dans le travail concret d’organisation de la classe ouvrière, Marx et Engels ont cherché à se lier avec les premiers militants du mouvement ouvrier pour les gagner à leur conception. Pour reprendre les mots de Marx : « Pour réaliser les idées, il faut les hommes qui mettent en jeu une force pratique » (La Sainte Famille).

Depuis 1843, par l’intermédiaire de sa compagne, Mary Burns, une ouvrière irlandaise, Engels était en contact avec le mouvement chartiste et bientôt aussi avec la Ligue des Justes, une organisation secrète composée d’artisans communistes allemands. Dans les années qui précèdent la révolution de 1848, Marx en exil à Paris puis à Bruxelles entre en contact, discute avec tous les représentants du mouvement socialiste et des organisations ouvrières communistes que ce soit en France, en Angleterre ou en Belgique. Il rencontre ainsi Proudhon, Bakounine mais aussi les artisans communistes de la Ligue des Justes, l’ouvrier tailleur Wilhelm Weitling, l’horloger Joseph Moll, le cordonnier Heinrich Bauer, et le typographe Karl Schapper, les premiers prolétaires révolutionnaires qu’il rencontre.

Le récent film de Raoul Peck, Le jeune Karl Marx, refait vivre le bouillonnement des débats démocratiques au sein de ce mouvement ouvrier alors encore organisé en sociétés secrètes.

Marx voyait en Weitling et ses camarades les représentants d’une première étape du mouvement ouvrier qu’il s’agissait maintenant de dépasser pour en finir avec les restes d’un communisme utopique, mélange d’idéaux de la révolution française et d’idéal égalitaire des premiers chrétiens. Comme Marx l'expliquait lui même quelques années plus tard, à la place des vieilles conceptions il s’agissait de proposer : « […] une connaissance scientifique de la structure économique de la société bourgeoise comme seule base théorique solide, et expliquait enfin […] qu’il ne s’agissait pas de réaliser un quelconque système utopique, mais de participer consciemment au processus historique de bouleversement de la société qui se produisait sous nos yeux ».

Marx a accompagné, rendu consciente, l’évolution de la majorité des ouvriers communistes de la Ligue des Justes. Participant au développement du mouvement ouvrier, ils ne se retrouvaient plus dans leur ancien chef charismatique Weitling, révolutionnaire de l’ancienne génération, qui rêvait de coups de main pour établir le règne d’un communisme utopique, indépendamment du développement réel de la lutte des classes.

En mars 1847, la Ligue des Justes demande à Marx de la rejoindre officiellement et de les aider à se réorganiser sur la base de ces nouveaux principes. C’est ainsi que la Ligue des Justes devint la Ligue des Communistes et que Marx et Engels rédigent son programme, le Manifeste du Parti Communiste en février 1848 (voir DR n°45 : « Un spectre hante l’Europe... » - Il y a 170 ans, le Manifeste du Parti communiste)

Marx y réaffirme que les principes théoriques du communisme « ne sont que l’expression générale des conditions réelles d’une lutte de classes existante, d’un mouvement historique qui s’opère sous nos yeux. » Et c’est de cette conception du communisme que découle la façon, toujours d’actualité, dont Marx définit les rapports entre les militants communistes et l’ensemble du mouvement ouvrier : « […] les communistes ne représentent pas un parti spécial quelconque opposé aux autres partis ouvriers, ils se distinguent de ces derniers uniquement en ce qu'ils représentent l'avant-garde des ouvriers qui a sur le reste de la masse du prolétariat l'avantage de comprendre les conditions, la marche et les résultats généraux du mouvement ouvrier ».

Une pensée qui s’enrichit de l’histoire, du développement de la lutte des classes

Marx a plongé au cœur des combats de son temps, luttant pour donner une direction politique aux différentes organisations ouvrières auxquelles il a participé comme la Ligue des Communistes et plus tard l’AIT, l’Association Internationale des Travailleurs et pour formuler une politique aux différentes étapes de développement du mouvement ouvrier, lors de la révolution de 1848 comme lors de la Commune de Paris de 1871. Sans doctrine préétablie, à travers l’expérience concrète de la lutte de classe réelle, Marx a enrichi, développé sa conception, en formulant étape par étape une politique d’indépendance de classe qui aille jusqu’au bout des possibilités du mouvement.

En 1848 la Révolution éclate à Paris, première étape d’une vague révolutionnaire, d’un « printemps des peuples » qui balaye toute l’Europe. Marx retourne en Allemagne pour y mener le combat pour la démocratie, le plus largement possible, à travers un journal, La Nouvelle gazette rhénane, « organe de la démocratie ». Il y défend une politique de front unique avec la bourgeoisie radicale dans la lutte commune contre l'absolutisme, dans lequel la classe ouvrière doit constituer l’aile marchante la plus déterminée. Face aux impatients qui voudraient déclencher une insurrection ouvrière, Marx inscrit sa politique dans la dynamique même de la révolution, il écrit ainsi dans La Nouvelle Gazette Rhénane : « Il ne s'agit pas de la réalisation de telle ou telle opinion, de telle ou telle idée politique, il s'agit de comprendre la marche d'une évolution. ». C’est le développement même de la révolution qui finira par mettre sur le devant de la scène son aile la plus radicale, la classe ouvrière… Mais la bourgeoisie allemande finit par se réfugier dans les bras de la réaction par peur des ouvriers, entraînant l’écrasement de la révolution. En France aussi, la bourgeoisie qui a établi la République avec l’aide de la classe ouvrière se retourne bientôt contre elle… et en juin 1848, les ouvriers parisiens se révoltent, prennent les armes pour défendre leurs propres intérêts, c’est la première véritable insurrection ouvrière de l’histoire.

Pour Marx, la révolution de 1848 a montré que la bourgeoisie, uniquement soucieuse de la défense de ses intérêts de classes, était désormais une classe fondamentalement réactionnaire. Au nom de la Ligue des Communistes, il en tire toutes les conséquences : « […] notre intérêt et notre tâche c’est de rendre la révolution permanente, jusqu’à ce que toutes les classes plus ou moins possédantes soient écartées du pouvoir, que le pouvoir d’État soit aux mains du prolétariat […] » (Adresse de la Ligue des communistes – 1850). La classe ouvrière doit pour cela s’organiser en tant que classe et préserver toute son indépendance d’organisation, son cri de guerre sera désormais : « La révolution en permanence ! ».

C’est dans cette période de recul politique qui suit l’échec de la Révolution de 1848, à travers toutes les difficultés de la vie des réfugiés politiques qui se retrouvent à Londres, que Marx se consacre à la rédaction du Capital… Marx connaît alors les pires conditions de vie personnelle, une misère qu’il partage avec sa compagne Jenny, leur gouvernante et amie Hélène Demuth, leurs enfants dont un mourra de sous-alimentation. Seule l’aide matérielle de son camarade Engels lui permet de mener à bien son extraordinaire étude des rouages de l’économie capitaliste.

Marx sait qu’au-delà de la défaite de la Révolution s’ouvre une nouvelle phase de développement capitaliste et donc inévitablement aussi du mouvement ouvrier qu’il s’agit d’aider à se réorganiser sur de nouvelles bases plus larges. Ce réveil de la classe ouvrière aboutit en 1864 à la fondation de l’AIT. Marx et Engels en sont dès l’origine partie prenante, c’est Marx qui en rédige l’Adresse inaugurale ainsi que les statuts qui se terminent par la célèbre formule : « L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ! ».

Leur objectif est d’aider aux évolutions des consciences, en partant de l’activité réelle des organisations ouvrières même si elles présentent une très grande diversité d’un pays à l’autre : trade-unions en Angleterre, sociétés mutualistes influencées par Proudhon, sociétés secrètes révolutionnaires que reforme Bakounine. Il s’agit de faire coexister dans un même cadre unitaire ces différentes tendances tant qu’elles restent sur un terrain de classe, en s’opposant à toutes les tentatives de soumettre l'Internationale au programme d'un groupe quel qu'il fût. Le prestige de l’Internationale grandit au fur et à mesure que le mouvement ouvrier se développe à travers les nombreuses grèves qui se multiplient en Europe jusqu’à son apogée avec la Commune de Paris.

En 1871 avec la Commune, les ouvriers parisiens ont conquis et exercé le pouvoir pendant 72 jours dans l’une des plus grandes villes du monde, c’est la première révolution ouvrière de l’Histoire, « l'enfant spirituel de l'Internationale », même si elle n’en fut pas à l’initiative. Les ouvriers n’ont pas suivi un plan théorique préétabli mais ont apporté dans les faits, par leurs actes, une réponse concrète à la question de comment les opprimés pourraient exercer leur propre pouvoir, un pouvoir démocratique au service du plus grand nombre dirigé contre les classes possédantes. Cette « dictature du prolétariat » qui constitue en réalité la démocratie la plus large, c’est dans les actes que les ouvriers parisiens en ont trouvé la forme concrète. Prenant la défense de la Commune dans La Guerre civile en France, Marx au nom de l’AIT, a su en tirer toute la signification politique, formuler son apport fondamental pour les luttes de la classe ouvrière : « Elle était essentiellement un gouvernement de la classe ouvrière, résultat de la lutte des classes qui produisent contre les classes qui possèdent, la forme politique enfin découverte, sous laquelle on pourrait travailler à l'émancipation économique du Travail. » (La guerre civile en France, 1871)

Dans la continuité de 1848, la Commune de 1871 est la confirmation que désormais c’est la classe ouvrière qui est la classe porteuse de la perspective de débarrasser la société de la domination des vieilles classes parasites, d’en finir avec la dictature du Capital.

Nouvelle époque dans l’histoire des luttes de classes, Marx le retour…

Après l’époque de formation et de développement du capitalisme de libre concurrence, une nouvelle phase conduit celui-ci au stade de l’impérialisme, à la conquête des empires coloniaux, aux rivalités exacerbées entre grandes puissances et à la guerre mondiale. Dans le cadre de cet impérialisme, le mouvement ouvrier lui aussi franchit une nouvelle étape, aboutissement du développement des conceptions marxistes qui culmine avec la Révolution de 1917.

Confirmant le cri de guerre « la révolution en permanence ! », dont parlait Marx au lendemain de 48, chaque phase de développement du capitalisme a débouché sur une crise révolutionnaire.

En juin 1848, la classe ouvrière a pris conscience de la nécessité de défendre les armes à la main ses propres intérêts ; avec la Commune de 1871, les ouvriers ont prouvé qu’ils devaient et pouvaient en finir avec l’État de la bourgeoisie pour créer leur propre forme de pouvoir politique, outil de leur émancipation.

La révolution russe de 1917, première révolution ouvrière victorieuse à l’échelle d’un pays et la vague révolutionnaire des années 20 qui a suivi, « ébranlèrent le monde » mais sans parvenir à en finir définitivement avec les vieilles classes dominantes. Malgré les échecs, la révolution a continué à faire son œuvre aboutissant à la vague révolutionnaire des luttes de libération nationale qui ont bouleversé le monde même si elles sont restées prisonnières de la politique des courants nationalistes.

Le stalinisme après la social-démocratie ont fait du marxisme une caricature, en transformant une méthode de pensée vivante en un dogme immuable auquel il faudrait plier la réalité, dont il faudrait tirer les bons mots d’ordre historiques applicables à toutes les situations. Ces caricatures ont permis à des courants nationalistes, maoïstes, de recouvrir d’une phraséologie marxiste la défense de leurs intérêts de classe, celle d’une petite bourgeoisie nationale en lutte contre l’impérialisme mais surtout soucieuse de s’imposer contre leurs peuples, en rupture avec le projet émancipateur du socialisme.

Le marxisme est tout le contraire, Marx et Engels, comme après eux Lénine, Trotski, Rosa Luxembourg et bien d’autres ont nourri cette conception matérialiste de tous les apports des progrès liés au développement de la société, de la lutte des classes… Le marxisme s’est développé en se confondant avec les différentes étapes des luttes de la classe ouvrière pour la conquête de ses droits, pour son émancipation, elles-mêmes liées aux différentes phases du développement du capitalisme. La conception matérialiste de Marx a été vérifiée par l’expérience concrète, en tant que méthode pour définir une politique indépendante pour la classe des salariés, comme en tant que perspective pour inscrire ce combat dans le développement historique.

Aujourd’hui la nouvelle époque dans laquelle nous sommes entrés, celle de la mondialisation financière, libérale et impérialiste, en exacerbant comme jamais toutes les contradictions du capitalisme, redonne à la critique de Marx et Engels toute sa force révolutionnaire. Car cette mondialisation capitaliste s’est aussi accompagnée d’un développement sans précédent de la classe ouvrière à l’échelle du monde confirmant ce que Marx écrivait dans le Manifeste « De plus en plus la société se divise en deux grands camps ennemis, en deux grandes classes qui s’affrontent directement : la bourgeoisie et le prolétariat ». Ce qui pour Marx concernait quelques pays européens est devenu la réalité du monde dans sa globalité et avec le même potentiel révolutionnaire qu’il avait anticipé… La bourgeoisie a produit ses propres fossoyeurs mais aujourd’hui à une toute autre échelle qu’à son époque.

L’actualité du marxisme c’est comprendre que la révolution est un processus ininterrompu qui s’inscrit dans le développement même de la société et des luttes de classes, qu’elle ne peut être pensée que comme l’accoucheuse d’une nouvelle société dont les prémisses se sont formées au sein de l'ancienne en se défaisant du mythe du grand soir ne reposant que sur le volontarisme militant. C’est cette conscience qui permet de faire de la politique au sens de formuler les étapes, les enjeux de la lutte sociale pour lui permettre de se développer avec « la compréhension et le savoir du mouvement dans son devenir ». C’est elle qui permet d’inscrire le combat contre toutes les formes d’oppression dans la seule perspective historique possible et nécessaire, celle du renversement du capitalisme et de la propriété privée pour permettre leur dépassement par la pleine réappropriation par les « producteurs associés » de toute l’organisation sociale : le socialisme.

C’est l’apport irremplaçable de Marx d’avoir élaboré cette conception matérialiste révolutionnaire, c’est-à-dire l’outil, les armes pour construire cette conscience qui seule permet d’être acteur.

Après sa mort, le 14 mars 1883, son ami et camarade Engels lui a rendu hommage devant ses plus proches lors de son enterrement : « Marx était avant tout un révolutionnaire. Contribuer, d'une façon ou d'une autre, au renversement de la société capitaliste et des institutions d’État qu'elle a créées, collaborer à l'affranchissement du prolétariat moderne, auquel il avait donné le premier la conscience de sa propre situation et de ses besoins, la conscience des conditions de son émancipation, telle était sa véritable vocation. La lutte était son élément. Et il a lutté avec une passion, une opiniâtreté et un succès rares. Collaboration à la première Gazette rhénane en 1842, au Vorwärts de Paris en 1844, à la Deutsche Zeitung de Bruxelles en 1847, à la Nouvelle Gazette rhénane en 1848-1849, à la New York Tribune de 1852 à 1861, en outre, publication d'une foule de brochures de combat, travail à Paris, Bruxelles et Londres jusqu'à la constitution de la grande Association internationale des travailleurs, couronnement de toute son œuvre, voilà des résultats dont l'auteur aurait pu être fier, même s'il n'avait rien fait d'autre.

Voilà pourquoi Marx a été l'homme le plus exécré et le plus calomnié de son temps. Gouvernements, absolus aussi bien que républicains, l'expulsèrent ; bourgeois conservateurs et démocrates extrémistes le couvraient à qui mieux mieux de calomnies et de malédictions. Il écartait tout cela de son chemin comme des toiles d'araignée, sans y faire aucune attention et il ne répondait qu'en cas de nécessité extrême. Il est mort, vénéré, aimé et pleuré par des millions de militants révolutionnaires du monde entier, dispersés à travers l'Europe, et l'Amérique, depuis les mines de la Sibérie jusqu'en Californie.

Et, je puis le dire hardiment : il pouvait avoir encore plus d'un adversaire, mais il n'avait guère d'ennemi personnel.

Son nom vivra à travers les siècles et son œuvre aussi ! »

(Engels, Discours sur la tombe de Marx)

Bruno Bajou

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