Il y a dans la commémoration de Mai 68 une volonté de banalisation, d’intégrer le mouvement dans les hauts et les bas de l’évolution sociale et politique de la société, l’inévitable voire nécessaire contestation qui vous passe avec l’âge, pour le moins contraire au contenu du joli mois de mai. Il ne serait question que d’« un moment particulier de l’histoire française » intégré au récit national. Il arrive à Mai 68 ce que décrivait Lénine au début de L’État et la révolution à propos de la doctrine de Marx : « Du vivant des grands révolutionnaires, les classes d'oppresseurs les récompensent par d'incessantes persécutions ; elles accueillent leur doctrine par la fureur la plus sauvage, par la haine la plus farouche, par les campagnes les plus forcenées de mensonges et de calomnies. Après leur mort, on essaie d'en faire des icônes inoffensives, de les canoniser pour ainsi dire, d'entourer leur nom d'une certaine auréole afin de "consoler" les classes opprimées et de les mystifier ; ce faisant, on vide leur doctrine révolutionnaire de son contenu, on l'avilit et on en émousse le tranchant révolutionnaire. C'est sur cette façon d'"accommoder" le marxisme que se rejoignent aujourd'hui la bourgeoisie et les opportunistes du mouvement ouvrier. On oublie, on refoule, on altère le coté révolutionnaire de la doctrine, son âme révolutionnaire. On met au premier plan, on exalte ce qui est ou paraît être acceptable pour la bourgeoisie. »

Leur imposture n’est cependant pas si aisée qu’ils l’espéraient.

Après que Sarkozy a voulu « liquider l’héritage de 68 », échec flagrant, Macron avait cru pouvoir organiser sa commémoration avec ses nouveaux amis en désignant Cohn Bendit comme maître de cérémonie… Les ruses de l’histoire lui jouent un mauvais tour. La grève des cheminots, les mobilisations dans les facs, l’idée de la convergence des luttes et des mécontentements, le mouvement qui mûrit aujourd’hui rentrent par trop en résonance avec 68 pour que les pitres enrôlés à son service puissent tranquillement se livrer à leur numéro.

La commémoration est par trop vivante et concrète, dynamique, pour ne pas ridiculiser les velléités des imposteurs et les mettre à nu.

Le slogan « faisons notre mai 2018 » ne veut pas dire qu’il s’agit aujourd’hui d’imiter Mai 68, de tenter de faire selon une expression consacrée un mai qui réussisse parce qu’en réalité l’histoire ne se répète pas ni ne s’imite.

68 s’inscrit dans une époque aujourd’hui révolue, il fut l’aboutissement des multiples combats, des luttes de classes et des ruptures qui ont eu lieu après la guerre à l’échelle internationale.

On entend souvent dire que Mai 68 a surpris tout le monde. Oui, certainement, sauf peut-être ses acteurs !

Les millions de jeunes, de travailleurs qui l’on fait l’ont vécu comme une évidence, quelque chose de naturel, d’attendu qui s’impose à tous et nous emporte, quand le temps bascule et que la joie de se sentir devenir acteur de l’histoire libère les énergies…

Cela parce que les consciences étaient prêtes, disponibles, mûries par l’évolution des rapports sociaux et politiques dans le monde ou en France, par les révolutions coloniales, la lutte des Noirs américains, les révoltes à l’Est, la contestation du stalinisme. Le monde de l’après-guerre avait explosé de partout, il était devenu insupportable.

Mai 68 est tout sauf un coup d’éclair dans un ciel serein, tout sauf un événement hexagonal. Il s’inscrit dans un moment charnière dans l’histoire des luttes de classes modernes, une étape décisive dans la renaissance du mouvement ouvrier révolutionnaire après la longue faillite de la social-démocratie et la contre-révolution stalinienne. Il nous rappelle que seules la révolte et la contestation, l’intervention des masses, la révolution font avancer le monde, transforment la société, même quand ils ne réussissent pas à la débarrasser de la domination du capital.

A toutes celles et ceux qui ont voulu nous convaincre que pour agir, faire bouger les choses, il fallait agir de l’intérieur, rejoindre le PS ou le PC, travailler dans les institutions, nous renvoyons l’image pathétique de leur choix, celle des Cohn Bendit ou autres Goupil, ou le bilan de l’Union de la gauche, la régression sociale et la démoralisation que leurs reniements ont produites.

Le progrès est toujours et encore du côté de la révolte et de la lutte.

Cet article ne se propose pas de revenir sur les événements eux-mêmes dont rendent très bien compte L’Anticapitaliste ou Lutte ouvrière comme bien des articles ou documents dans les médias. Ou la brochure écrite par Voix des travailleurs pour les trente ans de Mai 68, en 1998, juste après notre exclusion de LO, brochure intitulée, « Les vrais acteurs de Mai 68, les travailleurs et les idées révolutionnaires »1.

Il voudrait se dégager de la commémoration et des mythes ou de l’incantation, pour tenter d’éclairer la situation que nous connaissons aujourd’hui et nos perspectives révolutionnaires à partir de ce que représente dans l’histoire du mouvement ouvrier Mai 68.

Pour nous, il n’y a ni nostalgie ni anniversaire ni commémoration, mais une expérience et des leçons, ce n’était qu’un début, le combat continue…

Les trente glorieuses à bout de souffle, l’impérialisme défait par les peuples, le stalinisme face aux exigences des travailleurs…

Mai 68 est bien le produit d’une évolution historique globale qui combine les difficultés économiques et monétaires des classes capitalistes à l’issue des trente glorieuses, les effets des révolutions coloniales contre les vieilles puissances impérialistes –en janvier 68 a lieu au Vietnam l’offensive du Têt–, la lutte des Noirs américains –68 est l’année de l’assassinat de Martin Luther King–, les révoltes à l’Est qui annoncent l’effondrement du stalinisme. Ces bouleversements secouent la planète, annoncent la véritable fin de l’après-guerre dont la victoire du peuple vietnamien en 1975 sera le symbole.

La grève générale la plus puissante qu’ait jamais connue la France s’inscrit dans un ensemble de luttes et de combats qui touchent tous les continents et font de la fin des années soixante un moment de contestation radicale internationale à travers lequel les consciences évoluent vite.

La jeunesse du monde, les peuples opprimés s’enflamment pour leur avenir pour le débarrasser de la guerre, de la haine, de l’injustice, de la pauvreté. Ce mouvement révolutionnaire secoue la planète entière.

Il prend sa forme la plus concentrée et la plus politique en France du fait des traditions politiques du pays ainsi que de la place de la bourgeoisie nationale au lendemain de la guerre. Sa puissance coloniale s’effondre à travers de sales guerres qui désavouent les prétendus idéaux de la Libération. Elle est profondément déconsidérée par le pétainisme que De Gaulle ne peut effacer alors qu’il compose avec ceux qui y ont participé. Le mouvement ouvrier a refait ses forces malgré la défaite du Front populaire et la guerre. Avec la jeunesse, y compris une large fraction issue des classes dominantes, il exècre les mensonges gaullo-pétainistes, le conformisme réactionnaire d’une bourgeoisie dépassée dont De Gaulle est le symbole, un mythe devenu caricature de lui-même…

La société craque de partout, « La chienlit, c’est lui ! »

« Dix ans ça suffit », le slogan résume ce rejet du gaullisme arrivé au pouvoir en s’imposant face aux généraux factieux partisans de l’Algérie française tout en s’appuyant sur eux, le rejet de ce pouvoir qui prétendait imposer son ordre moral en interdisant par exemple le film La Religieuse alors qu’il était l’instrument fort peu vertueux des affairistes du béton et de l’immobilier, de Dassault et autres profiteurs de l’après-guerre et des guerres coloniales. La classe ouvrière voulait bénéficier de ce qu’elle avait construit, des richesses qu’elle avait produites de ses propres mains alors que le patronat exerçait une forte pression contre toute hausse de salaires, accentuait l’explosion. Plus rien ne pouvait justifier une telle politique anti-ouvrière, la jeunesse ne supportait plus l’étroitesse morale et sociale entretenue non seulement par De Gaulle et les classes réactionnaires mais y compris, au sein du prolétariat par le PC.

Bien des jeunes travailleurs ne supportaient plus le carcan stalinien. De ce point de vue, jeunesse des beaux quartiers et jeunesse ouvrière se rejoignaient dans cette même révolte contre le passé, contre les mythes et les images d’Epinal de la résistance gaulliste ou stalinienne. Elle s’était politisée à travers la crise de la guerre d’Algérie, face à l’extrême droite, à l’OAS, la guerre froide, la sale guerre du Vietnam…

La jeunesse ne pouvait plus se taire, se laisser bâillonner, il lui fallait prendre la parole, devenir actrice, ne plus subir et les anciens ne pouvaient résister à sa pression sous peine de se dédire, il leur fallait affirmer leur propre dignité...

La révolte contre l’ordre établi et les appareils, « L’imagination prend le pouvoir »

La prise du pouvoir n’était certes pas à l’ordre du jour. Le pouvoir de la bourgeoisie ne fut jamais réellement menacé, seul De Gaulle, habité par ses fantômes, a pu le croire au point de fuir à Baden-Baden pour rencontrer le général Massu et obtenir de lui l’appui de l’armée. Mai 68 a été cependant une réelle révolution au sens où l’irruption des travailleurs et de la jeunesse a bousculé, si ce n’est fait chanceler, l’ordre établi.

La révolution n’était pas à l’ordre du jour mais c’est bien un processus révolutionnaire qui s’est déroulé. Tout était passé au crible de la critique, les tabous qui aveuglent et étouffent la pensée étaient subvertis, tout devait être discuté, pensé, critiqué, dans un joyeux désordre inhérent à la remise en cause des préjugés et de l’ordre établi. Un processus révolutionnaire qui a ouvert un large champ à la contestation sociale et politique. « Nous sommes tous des juifs allemands », ce slogan né en solidarité avec Daniel Cohn Bendit lorsqu’il fut interdit de séjour en France, repris dans la rue par des milliers de jeunes travailleurs et étudiants, fut sans aucun doute, bien au-delà de sa personne, une des expressions les plus fortes de cette contestation. Comme le fut aussi cette exigence, « Vive la solidarité travailleurs-étudiants », expression non seulement du refus de la division entre intellectuels et manuels, mais du refus de la hiérarchie sociale, de la division de la société en classes…

Toutes ces aspirations révolutionnaires n’eurent pas la force de devenir une réalité sociale, elles ont eu cependant la force, le culot, l’insolence et l’ironie de braver l’ordre bourgeois, de nourrir le renouveau des idées révolutionnaires, de rompre les digues des appareils, leur carcan... Et aussi d’accélérer les évolutions sociales en cours même si la bourgeoise sut les récupérer à son profit.

Dans quelque domaine que ce soit, ces bouleversements, ces progrès se sont intégrés à l’ordre bourgeois, ont même, d’une certaine façon, contribué à sa perpétuation, au maintien des rapports de domination en les dégageant de leurs manifestations les plus réactionnaires.

La révolution n’était pas à l’ordre du jour justement parce que la bourgeoisie pouvait intégrer et corrompre l’ensemble des revendications et aspirations telles qu’elles se formulaient alors, sauf les idées de la contestation, les idées révolutionnaires qui expriment encore leur rayonnement et leur force aujourd’hui encore, 50 ans après.

Réforme ou révolution, « Soyons réalistes, demandons l’impossible »

L’affrontement entre cette renaissance des idées révolutionnaires et les appareils s’est manifesté très concrètement tout au long du mouvement. Aujourd’hui, intellectuels de gauche, ex-sociaux-démocrates, ex-staliniens ou jeunes intellectuels soucieux de décrire la diversité et la richesse des événements gomment l’âpreté des combats comme si Mai 68 était une belle histoire et non un moment de la lutte de classe, de confrontation politique sans concession.

Il y a un fait politique déterminant, une violente contradiction, que gomme « l’anniversaire » de 68, c’est l’affrontement entre le PC et le mouvement gauchiste avec en filigrane une indifférence voire un rejet de l’union de la gauche inaugurée pour l’élection présidentielle de 1965 qui avait vu Mitterrand mettre De Gaulle en ballottage. Le PC et la CGT en furent, tout au long du mouvement, les fervents défenseurs face aux « provocations gauchistes ».

Nous ne nous battions pas pour l’unité de la gauche !

Bien au contraire, c’est un profond sentiment de trahison que suscita la politique de la CGT et du PC, très empressés de négocier dès que De Gaulle leur ouvrit la porte et de faire reprendre le travail après la signature des accords de Grenelle qui bradaient la grève. Puis l’empressement du PC et du PS à s’engouffrer dans la perspective des élections législatives auxquelles De Gaulle les invitait dans son discours du 30 mai. « Élections piège à cons », le slogan est indiscutablement gauchiste, expression des limites des organisations d’extrême-gauche, mais il exprimait surtout la compréhension largement partagée que ces élections n’avaient qu’un but, enterrer le mouvement, la grève, noyer au fond des urnes le vent de révolte qui avait secoué le pays.

« Soyons réaliste, demandons l’impossible », le slogan exprime le rejet de la politique de négociation de la CGT, des compromis pour affirmer avec ironie le droit des classes exploitées d’exiger tout et tout de suite ! « Les frontières on s’en fout » exprimait de la même façon la rupture avec le nationalisme repris tout particulièrement par le PC, « Nous sommes tous des juifs allemands » était un camouflet internationaliste à toute la bêtise réactionnaire, nationaliste véhiculée en particulier par les staliniens.

« Cours camarades, le vieux monde est derrière toi »

Le rayonnement de Mai 68 domine encore les esprits, symbole des capacités de révolte de la classe ouvrière, de la jeunesse, de leur capacité créatrice, à intervenir sur le terrain politique, de la possibilité et de la force de la grève générale. Il demeure au point que les nouvelles générations rêvent de rejouer 68 alors qu’il s’agirait plutôt de le dépasser après l’avoir ramené à son contenu réel, sa signification historique qui n’était, à strictement parler, qu’un début… Et que nous devons penser comme tel pour imaginer son dépassement.

Chercher à refaire l’histoire, répéter ou singer ce qui a déjà eu lieu empêche de penser ce qui n’a jamais eu lieu, ce qui est devant, à faire notre propre avenir.

« Cours camarades, le vieux monde est derrière toi » avons-nous envie de dire tant il y a urgence à se défaire des images d’Epinal pour mieux donner vie au contenu, aux aspirations profondes et réelles de Mai 68, à sa signification et à sa portée historique, loin de toute nostalgie et attachement narcissique à un passé révolu.

La première leçon de Mai 68 est que les appareils tout comme les révolutionnaires ne déclenchent ni les luttes ni encore moins les mouvements de masse et les révolutions. Ces mouvements sont le produit d’une longue maturation des consciences de millions de travailleurs, de jeunes dont la crise du capitalisme et les luttes de classes qui l’accompagnent sont le théâtre. Ils sont imprévisibles mais on peut les anticiper, s’y préparer.

Les révolutionnaires peuvent accélérer les évolutions, aider les masses à prendre conscience de la nécessité de la prise du pouvoir, de leur capacité à conquérir le pouvoir. Nous donner les moyens d’être l’instrument de l’émancipation des travailleurs par eux-mêmes signifie comprendre les transformations en cours, les évolutions à partir desquelles vont évoluer les consciences à un niveau bien supérieur à ce qu’il était à la fin des années soixante. Anticiper ces évolutions pour les accélérer, permettre aux acteurs du mouvement de les comprendre pour eux-mêmes anticiper, avoir une politique, devenir les acteurs conscients de leur propre émancipation.

1968-2018, nouvelle époque et la question du parti

Mai 68 s’inscrit donc dans un moment charnière qui clôt l’après-guerre pour ouvrir la voie à un redéploiement des classes capitalistes à travers l’intégration des pays ex-coloniaux au marché mondial, l’effondrement du bloc dit de l’Est et de l’URSS puis la mondialisation financière.

La prise du pouvoir n’était pas à l’ordre du jour, les questions posées par les masses n’avaient d’issue réelle et démocratique que par la voie révolutionnaire mais elles semblaient pouvoir trouver des réponses dans le cadre des rapports capitalistes, que ce soient l’émancipation nationale, la fin de la dictature stalinienne, en finir avec la guerre froide et l’hystérie réactionnaire, un meilleur partage des richesses, une plus grande liberté en particulier dans les mœurs…

La différence entre aujourd’hui et 68, c’est que les exigences des masses ne peuvent plus composer avec les rapports capitalistes.

Tous les acquis de ces décennies de luttes et de révolutions ont été remis en cause, corrompus par le marché et la concurrence capitaliste, transformés en leur contraire. La mondialisation a développé le capitalisme à l’échelle de toute la planète démontrant encore mieux l’impasse dans laquelle il enferme l’humanité.

Nous connaissons une nouvelle époque qui approfondit les évolutions de conscience au sens où elle démontre l’incompatibilité entre la perpétuation de la domination des classes capitalistes et les exigences de bien-être, de démocratie, de liberté et de paix.

Cette évolution dans laquelle s’inscrit l’effondrement de la social-démocratie et du stalinisme pose la question du parti en des termes nouveaux.

La mise en perspective de Mai 68 avec la situation actuelle, loin de nous conduire à penser que la situation actuelle serait moins favorable tend à démontrer sinon l’inverse du moins que la question ne se pose pas en ces termes.

Dans un article intitulé « Mai 68, le courant trotskyste et la question du parti révolutionnaire » publié dans sa revue Lutte de classe de ce mois-ci, Lutte ouvrière revient sur la question du parti. « Bien que très loin d’une situation révolutionnaire, les événements de mai-juin 1968 créèrent, pour une courte période, les conditions de l’émergence d’un parti dépassant la simple addition des forces éparses de l’extrême gauche. » écrit LO. Nous souscrivons pleinement, même si cet article réduit sa politique d’alors à l’unité des trois organisations trotskystes en passant sous silence l’audace que LO avait eu en avançant l’idée de l’unité des gauchistes, politique qu’elle argumentait dans deux numéros spéciaux édités en août 68 et en août 692. Dans ce dernier, elle écrit dans un article intitulé « L’unité des révolutionnaires reste une nécessité » : « Après mai 68, les gauchistes, les révolutionnaires, pouvaient constituer une force politique réelle. Ils pouvaient mettre sur pied un parti : c’était d’ailleurs l’espoir des quelques dizaines de milliers d’entre eux qui emplirent Charlety à cette époque. […] La solution des problèmes politiques qui se posent à cette extrême-gauche -le plus important étant de trouver une audience parmi de larges couches de la classe ouvrière- dépend de cette attitude unitaire. »

La situation actuelle, écrit en substance LO aujourd’hui dans l’article déjà cité, n’est pas comparable avec celle des mois qui ont suivi 68, elle ne l’était pas non plus en 1995 « lorsque notre camarade Arlette Laguiller a obtenu plus de 5% à l’élection présidentielle, nous avons prolongé notre campagne en cherchant à vérifier si une fraction de ces 1 600 000 électeurs pouvait être gagnée à l’idée de participer à la construction d’un véritable parti des travailleurs. Si tel avait été le cas, cela aurait pu être un pas important dans cette perspective. Mais il y avait, hélas, loin entre le courant de sympathie que nous avions rencontré et un tel engagement. » Oui, peut-être, mais la vraie discussion porte sur les voies et moyens de combler cet écart dont l’évaluation est et a été très, dirons-nous, subjective.

La réponse a été formulée par LO en 68, une politique d’unité des révolutionnaires qui prenait alors la forme de l’unité des gauchistes.

A travers les différentes situations, la fraction la plus consciente, la plus démocratique, la plus révolutionnaire doit constamment avoir le souci de confronter les expériences, les politiques, d’œuvrer au rassemblement des révolutionnaires pour mieux œuvrer au rassemblement du monde du travail, de la jeunesse. Il n’y a pas d’autre méthode pour vérifier la validité de sa propre politique sauf de participer à cette méthode très répandue dans l’extrême-gauche, l’autoproclamation.

Critiquant la fondation du NPA, LO nous explique doctement, « il [le parti révolutionnaire, ndlr] ne pourra se construire indépendamment d’une remontée ouvrière » pour aussitôt souligner que « la situation peut paraître beaucoup plus défavorable aujourd’hui qu’en 1968 ». Pourquoi ? « Le recul de la conscience dans la classe ouvrière », répond-elle et donc tout dépend de « notre ténacité à défendre contre les vents dominants les idéaux du communisme... ». Ténacité et idéaux ne font pas une politique.

Il y a bien des critiques à faire au NPA, à la vieille direction de la LCR qui en a initié le projet et s’est ensuite effondrée, comme à celle qui s’est mise en place par la suite, mais faut-il encore que ces critiques expriment une politique plutôt que de ne servir qu’à justifier un repli sectaire. Malheureusement, le raisonnement de LO n’a pas d’autre but, ce qui la conduit à réécrire l’histoire de LO elle-même et de sa politique après 68, et de tirer un trait sur son incapacité à, au même titre que la LCR, capitaliser politiquement et organisationnellement la sympathie et l’écho rencontrés par nos idées en particulier en 1995, 2002 ou 2007.

Cette incapacité se résume à deux causes complémentaires, la volonté de maintenir sa propre organisation et, en conséquence, le refus de l’unité des révolutionnaires. La LCR a eu le mérite de prendre le risque de l’unité mais sans mener la bataille pour convaincre et entraîner autour d’une orientation révolutionnaire toutes celles et ceux qui rejoignaient le NPA plus sur des bases antilibérales qu’anticapitalistes.

Revenant sur le NPA, LO écrit : « En l’absence d’une mobilisation de la classe ouvrière autour de ses intérêts de classe, la volonté de l’OCI puis de la LCR de créer des organisations larges était vaine et tournait le dos aux idées qui avaient justifié jusque-là leur existence. Leur démarche s’est en outre effectuée, contrairement à celle que nous avions tenté d’initier en 1968, en dehors, c’est le moins qu’on puisse dire, de toute poussée vers la gauche ou l’extrême gauche. » Passons sur la méthode de discussion peu sympathique qui met l’OCI et la LCR dans le même sac, pour discuter du contexte historique, « en dehors de toute poussée vers la gauche ou l’extrême-gauche ».

Première remarque, une poussée à gauche et une poussée à l’extrême-gauche sont deux mouvements différents, ils ne correspondent pas nécessairement.

Ensuite, il y a en effet une grande différence entre l’époque de 68 et celle d’aujourd’hui et plutôt que de décerner des jugements de valeur, favorable ou pas, il serait plus utile de discuter du fond.

68 n’a pas été une poussée à gauche, celle-ci était déconsidérée par sa participation aux guerres coloniales, à la politique de la bourgeoisie et le soutien du PS à De Gaulle. Mai 68 est un profond mouvement de révolte des travailleurs et de la jeunesse contre cet ordre établi, la bourgeoise et ses partis, y compris la gauche. L’extrême gauche extrêmement minoritaire est propulsée par le mouvement au-devant de la scène bien au-delà de ses forces réelles. La bourgeoise, la droite et son Etat ont gardé le contrôle de la situation et repris les choses en main avant que Mitterrand, vieil homme de droite, ne recycle, 13 ans plus tard, l’essentiel des soixante-huitards au service de la bourgeoise.

En 1969, alors que Deferre, le candidat du PS, réalise à peine plus de 5 % des voix, Alain Krivine pour lequel nous avions fait campagne, recueille 1,06 % des voix.

20 ans plus tard, en 1999, la LCR et LO réalisent ensemble sur une liste commune plus de 5 % des voix aux élections européennes, obtiennent 5 députés au parlement européen dont Arlette et Alain.

Elles n’en feront rien. Les deux organisations se sont alors dérobées à leurs responsabilités.

Notre courant s’est construit dans la lutte contre cette politique en militant alors pour « le parti d’Arlette et d’Alain » pour défendre l’unité des révolutionnaires, comme nous le disons aujourd’hui, œuvrer aux rassemblements des anticapitalistes et des révolutionnaires.

Selon une vieille tradition des groupes trotskystes, LO justifie sa politique par les conditions objectives défavorables. Si cette façon de poser la question a un sens, on peut dire que de 1995 à 2007, les conditions pour jeter les bases d’un parti ouvrier et populaire, d’un parti des travailleurs étaient différentes mais pas moins favorables qu’au lendemain de 68 ne serait-ce que du fait de l’effondrement du PC.

Aujourd’hui, l’extrême gauche paye le prix de ses faiblesses passées, de ses erreurs, de son incapacité à se penser globalement comme un parti dont les différentes composantes ne sont que des tendances qu’il s’agit d’unifier, de rassembler. Ce ne sont pas les conditions objectives qui sont responsables de nos difficultés mais vingt ans d’occasions manquées parce que nous continuons à nous penser comme des opposants de la gauche à laquelle notre sort serait lié, et cela soit de façon confuse, voir l’initiative prise par Olivier Besancenot nous mettant dans le même sac que cette gauche, soit de façon sectaire comme LO, refusant tout débat voire action commune.

LO nous parle d’une nécessaire remontée ouvrière, mais quand est-ce que les travailleurs ont abdiqué ? 1995 ? 2003 ? 2010 ? 2016 ? 2017 ? 2018 ?

N’est-ce pas plutôt LO qui aurait abdiqué de l’audace qu’elle avait su avoir en 68 ?

Les faiblesses et les erreurs ne se rattrapent pas par un claquement de doigts mais LO formulait assez bien, après 68, le chemin pour surmonter les divisions. D’abord bien sûr le vouloir, poser la question en termes politiques et non d’« idéaux », faut-il rappeler que le communisme n’est pas un idéal, une utopie, mais une politique de classe inscrite dans l’histoire des sociétés. Cela renvoie à une question de programme au sens large, concret et pratique du terme ainsi que le disait LO en 68 : « On objecte communément, pour rejeter l’idée de l’unité des gauchistes dans une même organisation, la question du programme. […] Les gauchistes auront un programme, ou du moins un programme approché, qui soit digne d’être celui d’un parti s’ils sont capables de mettre en commun les fruits de leur expérience et de leurs luttes, s’ils sont capables de le confronter et d’en débattre. » Vaste programme, certes, qui aujourd’hui est indissociable d’une autre discussion, celle sur la nouvelle époque à laquelle le mouvement ouvrier est confronté, « Nouvelle époque, actualité de la révolution, du socialisme et du communisme »3 pour reprendre l’intitulé du document que nous avons récemment édité.

Donner un contenu concret et politique au communisme impose une telle discussion. Nos idées, notre combat, leur contenu ne se définissent pas hors du temps et de l’histoire.

Travailler à la construction d’un parti des travailleurs passe par cette double discussion pratique et programmatique au sein de l’ensemble du mouvement anticapitaliste et révolutionnaire, au cœur du renouveau des mobilisations et des luttes.

 

Yvan Lemaitre

 

1             http://www.arch-vdt.org/brochures/pagebroch.html

2             https://media.lutte-ouvriere.org/media/journal/1969/690801-L0-Numero-0052.pdf

3             http://npa-dr.org/images/lettrepdf/nouvperiode.pdf

 

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