Ernest Mandel, Le troisième âge du capitalisme – (1972) – dernier chapitre
Le troisième âge du capitalisme est l'époque de l'histoire du mode de production capitaliste au cours de laquelle la contradiction entre la croissance des forces productives et les rapports de production capitalistes vieillissants a pris une forme explosive. Cette contradiction déclenche une crise généralisée de ces rapports de production.
Pour Marx, les rapports de production sont toutes les relations fondamentales que les hommes nouent entre eux dans la production de leur vie matériellei. Il n'est donc pas possible de réduire les rapports de production capitalistes à un seul aspect du rapport de capital, dans le sens immédiat du terme, par exemple à la soumission du travail vivant au travail mort, ou à la séparation des producteurs immédiats de leurs moyens de production. Le caractère spécifique des rapports de production capitaliste prend sa source dans sa généralisation de la production marchande. C'est elle qui détermine la forme particulière de séparation des producteurs des moyens de production, différente de celle qui existait dans le mode de production esclavagiste. En découlent de même la forme particulière d'appropriation du surproduit, différente de celle qui existait dans la féodalité ; la forme particulière de la reconstitution du travail social global, de l'interconnexion entre les unités de production. Elle implique que la force de travail et les moyens de travail sont eux-mêmes devenus des marchandises. Les rapports de production capitaliste ne peuvent donc être ramenés à la soumission de ceux qui produisent à ceux qui « administrent » ou qui « accumulent », car ceci a existé dans toutes les sociétés de classes. Ils impliquent la vente de la marchandise-force de travail à ceux qui possèdent les moyens de production, et la fragmentation de ces propriétaires privés en divers capitaux, qui entrent en concurrence les uns avec les autresii. Ces derniers, à leur tour, doivent échanger contre de l'argent (vendre) les marchandises qu'ils se sont appropriées, pour réaliser la plus-value qu'elles contiennent et poursuivre la production sur une échelle plus grande. Ces rapports de production impliquent aussi l'accumulation des capitaux, indépendamment les uns des autres, en fonction des contraintes de la concurrence.
Sans approvisionnement régulier en matières premières, en machines et d'autres instruments de travail, en matières auxiliaires et sources d'énergie, la production serait tout aussi impensable que sans un rapport précis entre travailleurs et moyens de travail. Lorsque Karl Marx définit le capital comme un rapport spécifique entre les hommes – c'est-à-dire comme une forme spécifique de rapports de production -, il définit donc en même tempsiii la production marchande généralisée comme un tel rapport spécifique entre les hommes.
Le fait que les entreprises s'achètent mutuellement les moyens de production, les matières premières, l'énergie, etc., comme des valeurs d'échange, constitue ainsi un aspect spécifique des rapports de production qui caractérisent le régime capitaliste. Si l'on supprimait totalement le rapport capital-travail à l'intérieur de l'entreprise (par exemple en les transformant en coopératives des travailleurs), tout en continuant à laisser jouer entre ces coopératives l'échange de marchandises généralisé (c'est-à-dire achat et vente réciproque des moyens de production comme marchandises), ce ne serait alors qu'une question de temps pour que le maintien de cet élément constitutif des rapports de production capitalistes entraîne aussi la reproduction de la séparation des producteurs et de leurs moyens de productioniv. Les hommes produisent des marchandises, parce que la capacité de travail globale dont dispose la société a été auparavant morcelée en « travaux privés » exécutés indépendamment les uns des autresv. Ce caractère du travail dépend à son tour d'une dialectique déterminée par le développement de la division sociale du travail et des instruments de production. Aussi longtemps que le travail social se déroule dans de petites unités de production plus ou moins autarciques (horde, clan et communauté villageoise), son caractère immédiatement social est assuré sans difficulté par des règles a priori simples, reposant sur les coutumes, les rites et l'organisation élémentaire. Le développement de la division du travail, de l'échange, de la propriété privée et de la petite production marchande fait peu à peu éclater ce travail social en travaux privés. Le caractère social de ces derniers n'apparaît plus qu'a posteriori. Il est reconnu soit pleinement, soit en partie seulement, soit pas du tout, par le détour du marché, après l'épreuve de la réalisation de la valeur des marchandises (dans le capitalisme : du profit moyen).
Mais alors que le long processus historique d'atomisation du travail social en travaux privés, exécutés indépendamment les uns des autres, atteint son point culminant à la veille de l'avènement du mode de production capitaliste, une tendance opposée naît du développement même de ce mode de production et de la technique qui l'accompagne. Le capital fait objectivement coopérer un nombre de plus en plus élevé de producteurs dans un procès de travail organisé de manière consciente. Il unit des fractions de plus en plus grandes de l'humanité dans des procès de production objectivement socialisés, liés par les milliers de fils d'une dépendance réciproque. La contradiction fondamentale du mode de production capitaliste –contradiction entre la socialisation objective croissante du travail et le maintien de l'appropriation privéevi - correspond donc à la contradiction entre le dépassement du travail privé d'une part (dans le cadre non seulement des entreprises individuelles, mais aussi des grands trusts mondiaux) et la survivance de la forme marchande, de la valeur d'échange et de profit comme buts de la production reposant sur le travail privé d'autre part, dans laquelle l'ensemble de la production demeure enfermé.
Le mode de production capitaliste n'est possible qu'à un certain degré de développement des forces productives –dès que les conditions matérielles de la soumission, d'abord simple, ensuite effective du travail au capital sont réalisées. Bien entendu les conditions sociales décrites plus haut précèdent et recoupent ces conditions matérielles. Le mode de production capitaliste présuppose donc un développement déterminé, à la fois réel et contradictoire, de la socialisation objective du travail. A partir d'une division sociale du travail élémentaire, figée au niveau du travail complètement privé, produisant avec peu d'instruments de travail interchangeables des valeurs d'usage pour de petites unités de consommation, la dépendance réciproque des producteurs se réduit à une dépendance partielle de quelques besoins à satisfaire par le travail d'autrui. Dans ces conditions, il est sans doute possible de développer une production marchande simple, mais sûrement pas capitaliste. La socialisation du travail peu développée, le faible niveau de productivité du travail, le développement trop limité du surproduit social, rendent impossible, à ce stade, une généralisation de la production marchande capitaliste.
Pour que cette dernière puisse apparaître, il faut que la socialisation du travail ait commencé à faire disparaître le caractère individuel du travail. La division du travail à l'intérieur de la manufacture et de la grande entreprise doit s'étendre aux différentes professions. La majorité des producteurs ne doit plus du tout produire pour ses propres besoins mais doit couvrir tous ses besoins par l'intermédiaire du marché. Ceci exige une mécanisation développée, c'est-à-dire un surproduit beaucoup plus important, sans lequel les machines ne pourraient pas être produites. La production des machines, le développement de la productivité sociale du travail et l'accélération du processus de socialisation objective du travail : c'est en cela que consiste la fonction historiquement progressive du mode de production capitaliste.
Le caractère antagoniste de cette socialisation du travail par le capital se manifeste dans le fait que le produit du travailleur ainsi que son outil de travail lui apparaissent désormais comme une chose étrangère, hostile, séparée de lui et faisant partie du capital. Marx a montré que cette forme, hostile au travailleur, de la socialisation objective du travail dans le capitalisme, est à rapporter, entre autres, au fait que le travailleur doit se laisser introduire isolément, et la masse de travailleurs de manière atomisée, dans le procès de production dans lequel leur propre force de travail commune devient une chose séparée d'eux-mêmes.
« En fait, l'unité collective se trouve dans la coopération, l'association, la division du travail, l'utilisation des forces naturelles, des sciences et des produits du travail sous forme de machines. Tout cela s'oppose à l'ouvrier individuel comme quelque chose qui lui est étranger et existe au préalable sous forme matérielle ; qui plus est, il lui semble qu'il n'y ait contribué en rien, et même que tout cela existe en dépit de ce qu'il fait. Bref, toutes les choses deviennent indépendantes de lui, simples modes d'existence des moyens de travail, qui le dominent en tant qu'objet. L'intelligence et la volonté de l'atelier collectif semblent incarnés dans ses représentants – le capitaliste ou ses sous-fifres – dans la mesure où les ouvriers sont associés dans l'atelier et où les fonctions du capital incarnées dans le capitaliste s'opposent à eux. Les formes sociales du travail des ouvriers individuels – aussi bien subjectivement qu'objectivement – ou, en d'autres termes, la forme de leur propre travail social, sont des rapports établis d'après un mode tout à fait indépendant d'eux : en étant soumis au capital, les ouvriers deviennent des éléments de ces formations sociales, qui se dressent en face d'eux comme formes du capital lui-même, comme si elles lui appartenaient – à la différence de la capacité de travail des ouvriers – et comme si elles découlaient du capital et s'y incorporaient aussitôt. Tout cela prend des formes d'autant plus réelles que, d'une part la capacité de travail elle-même est modifiée par ces formes au point qu'elle devient impuissante lorsqu'elle en est séparée, autrement dit que sa force productive autonome est brisée lorsqu'elle ne se trouve plus dans le rapport capitaliste ; et que d'autre part la machinerie se développe si bien que les conditions de travail en arrivent, même du point de vue technologique, à dominer le travail en même temps qu'elles le remplacent, l'oppriment et le rendent superflu dans les formes où il est autonome. Dans ce procès, les caractères sociaux du travail apparaissent aux ouvriers comme s'ils étaient capitalisés en face d'eux : dans la machinerie, par exemple, les produits visibles du travail apparaissent comme dominant le travail. Il en va naturellement de même pour les forces de la nature et de la science (ce produit du développement historique général dans sa quintessence abstraite), qui font face à l'ouvrier comme puissance du capital, en se détachant effectivement de l'art et du savoir de l'ouvrier individuel. Bien qu'elles soient, à leur source, le produit du travail, elles apparaissent comme étant incorporées au capital, à peine l'ouvrier entre-t-il dans le procès de travail. » (Karl Marx, Résultats du procès de production immédiat – Un chapitre inédit du capital https://www.marxists.org/francais/marx/works/1867/Capital-inedit/index.htm.)
Et :
« La force, de nature sociale, du travail, ne se développe pas dans le procès de valorisation en tant que tel, mais dans le procès de travail réel. C'est pourquoi elle apparaît comme une propriété inhérente au capital en tant que chose, comme sa valeur d'usage. Le travail productif (de valeur) continue de faire face au capital comme travail des ouvriers individuels, quelles que soient les combinaisons sociales dans lesquelles ces ouvriers entrent dans le procès de production. Tandis que le capital s'oppose, comme force sociale de travail, aux ouvriers, le travail productif, lui, se manifeste toujours face au capital comme travail des ouvriers individuels ». (idem)
C'est aussi la raison pour laquelle la société socialiste est toujours présentée par Marx comme celle des producteurs associés. En effet, une fois supprimée définitivement et complètement cette individualisation des procès de production et de travail, dès que les producteurs discutent, organisent, planifientvii et réalisent leur procès de travail en commun, en association volontaire, le secret de la force de production sociale du travail disparaît. Celle-ci n'apparaît plus comme une force collective « extérieure » aux producteurs, mais comme le résultat de la capacité de travail de tous les travailleurs, planifiée et organisée en commun.
La socialisation objective du travail humain est un procès irréversible qui se déroule à travers le développement de la technique, des sciences naturelles et des forces productives. Mais les formes concrètes dans lesquelles cette socialisation s'articule avec les structures sociales sont différentes selon que l'on a affaire à un ordre économique capitaliste ou non capitaliste. Dans le cadre du mode de production capitaliste, la socialisation du travail s'effectue toujours de manière indirecte et contradictoire. La loi de la valeur continue à régir l'économie. Elle répartit les ressources économiques entre les diverses branches de l'économie selon les fluctuations du taux moyen de profit et les écarts par rapport à ce taux (le capital, c'est-à-dire les ressources économiques, affluant en premier lieu dans les secteurs où des surprofits peuvent être réalisés). Si, au contraire, le mode de production capitaliste, c'est-à-dire la production marchande généralisée, vient à être supprimée, la socialisation objective du travail peut-être adoptée a priori par les producteurs associés. Les ressources de l'économie sont alors réparties de manière planifiée entre les diverses branches de l'économie selon des priorités déterminées socialement. Dans ces conditions, qui impliquent la nature immédiatement sociale du travail, la catégorie de « temps de travail socialement nécessaire » (de quantité de travail socialement nécessaire) est devenue absurde, tout comme celle de mise en valeur du capital.
Nous nous heurtons là à un second malentendu sur la catégorie marxiste des rapports de production, à savoir la tentative d'établir en leur sein une distinction entre rapports « techniques » et rapports « sociaux ». Certes, il existe des préconditions techniques de rapports de production déterminés. Il est tout aussi impossible de réaliser la subordination effective du travail au capital sans utiliser de machines modernes, que de socialiser de manière efficace des petites entreprises reposant sur une technique artisanale primitive sans bouleverser cette dernière. Mais en déduire que la production marchande devrait subsister aussi longtemps que les « rapports techniques de production » ne permettent pas une « socialisation complète » du travail ou une « appropriation intégrale des produits » par la société, revient à déformer la formule marxiste selon laquelle les rapports de production sont des rapports entre les hommes en les ramenant du moins en partie à des rapports entre des hommes et des choses, ce qui introduit un nouveau fétichisme de la technique. Le caractère du travail n'est pas directement et fatalement conditionné par la technique, c'est-à-dire par le niveau de développement des forces productives. Il ne l'est déjà pas dans chaque unité de production prise séparément. Et il l'est encore moins dans la société prise dans son ensemble. A un niveau de technique donné peuvent correspondre deux structures sociales et économiques différentes, deux systèmes de production distincts. Ceci sera généralement le cas à une époque de révolution socialeviii. Une telle époque signifie notamment que la nouvelle technique tendant à dépasser les rapports de production existants, se développe de manière toujours plus incomplète, plus contradictoire et plus destructrice, pendant que, de l'autre côté, l'introduction de nouveaux rapports de production révolutionnaires – comme toute structure, ils ne peuvent être introduits pas à pas – est en avance sur le niveau technique donné (c'est précisément pour cette raison qu'elle ouvre un champ très large à un nouveau développement rapide des forces productives). La problématique parallèle, mais différente, du troisième âge du capitalisme et des sociétés de transition du capitalisme au socialisme, est à rapprocher de cette dialectique particulière des forces productives et des rapports de productionix.
Il est, de ce fait, incorrect, dans des conditions de contradiction croissante entre les forces productives et les rapports de production capitaliste, d'attendre que le renouvellement des rapports de production « techniques » rendu possible par la science et la technique soit achevé avant que les rapports de production « sociaux » ne soient transformés. Cette contradiction s'exprime, entre autres, dans le fait que la révolution technico-scientifique potentielle ne se réalise qu'en partie dans le cadre des rapports de production existants. L'automatisation générale dans la grande industrie est impossible en régime capitaliste. Attendre une telle automatisation généralisée aussi longtemps que les rapports de production capitalistes ne sont pas supprimés, est tout aussi faux que d'espérer la suppression de ces rapports sociaux des progrès mêmes de cette automation.
La crise des rapports de production capitalistes doit être reconnue comme une crise sociale globale, c'est-à-dire comme celle de la défaite historique d'un système social, d'un mode de production. Elle n'est pas identique à une crise de surproduction capitaliste cyclique et ne l'exclut pas non plus. Elle se déroule tout au long de l'époque du troisième âge du capitalisme, comme elle s'était déjà déroulée dans la période 1914-1940 (1945). Ses sommets sont ceux de la lutte des classes, situations prérévolutionnaires ou révolutionnaires dans lesquelles la crise sociale se transforme en crise du pouvoir d'Etat bourgeois et dans lesquelles la poussée générale de la lutte des classes crée objectivement, pour la classe ouvrière, la possibilité de renverser l'Etat bourgeois et de prendre le pouvoir politique. Ces sommets sont préparés par tous les aspects de la crise des rapports de production capitalistes qui poussent les travailleurs à créer des situations et des organes de dualité de pouvoir au niveau de l'entreprise, de la branche industrielle, de la communauté, de la région ou de la nation entière. Le fait que ceci coïncide (Portugal 1974-1975) ou non (France 1968, Italie 1969) avec une récession économique proprement dite, est purement conjoncturel et secondaire pour la compréhension de la nature du troisième âge du capitalisme. Il est toutefois important que la fin de la période d'après-guerre à croissance économique supérieure à la moyenne et l'intensification de la lutte pour le taux de plus-value à partir de la seconde moitié des années soixante impliquent une tendance générale à l'aggravation des conflits de classe et entraînent donc un retour périodique de crises sociales explosives.
La crise des rapports de production capitalistes apparaît donc comme la crise d'un système de rapports sociaux entre les hommes, aussi bien à l'intérieur des unités de production qu'entre elles, système qui correspond de moins en moins à la base technique réelle et potentielle du travail. Si nous caractérisons cette crise aussi bien comme crise des conditions capitalistes d'appropriation, de mise en valeur et d'accumulation, crise de la production marchande, crise de la structure capitaliste de l'entreprise, crise de l'Etat national bourgeois, et crise enfin de la soumission du travail au capital sous toutes ses formes, il ne s'agit que d'aspects différents d'une seule réalité, c'est-à-dire la crise d'une totalité socio-économique donnée : le mode de production capitalistex.
La crise des rapports de production capitalistes apparaît comme une crise des conditions capitalistes d'appropriation, de mise en valeur et d'accumulation. Nous avons déjà souligné, dans le chapitre sur l'inflation permanente, comment, dans des conditions « normales » de valeurs monétaires stables, c'est-à-dire sans inflation durable du crédit et de la monnaie de crédit, le système ne pouvait plus utiliser une partie importante de sa capacité de production. Pour une analyse théorique qui pénètre au-dessous de la surface des phénomènes économiques, les difficultés fondamentales de réalisation n'étaient encore jamais apparues de manière aussi évidente que durant la phase de l'« onde longue à tendance expansive » consécutive à la Seconde guerre mondiale.
La poussée à une réduction constante des coûts de production, une augmentation de la productivité du travail, une socialisation croissante du travail, une amélioration continuelle des machines et une élévation tendancielle de la composition organique du capital s'accompagne inévitablement d'une élévation plus que proportionnelle de la montagne de valeurs d'usage xi.
C'est ainsi que naît, pour les « nombreux capitaux », la contrainte d'une extension artificielle permanente du marché et des besoins des masses. Alors que chaque capitaliste pris séparément souhaiterait limiter la consommation de « ses » travailleurs, la classe capitaliste prise dans son ensemble doit non seulement élargir le marché des biens de consommation, mais garantir en même temps la mise en valeur du capital. Elle peut surmonter en partie cette contradiction grâce à quatre facteurs : premièrement, la production de biens de consommation devient de plus en plus « indirecte » (c'est-à-dire qu'une part croissante du produit total est constitué de moyens de production et non de biens de consommation) ; deuxièmement, une part importante de la production de biens de consommation est vendue à d'autres classes sociales que les salariés (paysans et artisans dans le pays même ou à l'étranger) ou bien il se produit un déplacement de pouvoir d'achat au détriment de la production marchande simple ou d'autres capitalistes (y compris des capitalistes « étrangers », ce qui représente une redistribution du marché mondial) ; troisièmement, une part croissante des biens de consommation n'est pas vendue contre des revenus, mais contre du crédit (accroissement de l'endettement privé) ; quatrièmement, la consommation de masse (y compris celle des salariés proprement dits, croit, mais elle croit moins rapidement que la valeur totale des marchandises produites ; c'est-à-dire que la production de plus-value relative s'accroît. Toutes ces mesures d'appoint ne peuvent bien sûr dissimuler que la difficulté de réaliser la plus-value tout en élevant en même temps le taux de plus-value est ancrée profondément dans le mode de production capitaliste et que le procès de reproduction du capital représente une unité des procès de travail et de mise en valeur du capital d'une part, de circulation et de réalisation de la valeur d'autre part, le capital ne pouvant assurer la réalisation du premier procès qu'à l'aide de moyens qui diminuent à la longue celle du second, et vice-versa.
Le commerce et le crédit (ainsi que sa forme spécifique à l'époque du troisième âge du capitalisme qu'est l'inflation permanente de la monnaie de crédit) sont les deux moyens fondamentaux pour surmonter provisoirement les difficultés de réalisation de la plus-value. L'autonomie croissante du capital commercial et bancaire, le développement d'une sphère de circulation indépendante des marchandises et de la monnaie sont le prix que le capital industriel doit payer pour pouvoir déjouer au moins périodiquement et temporairement les difficultés permanentes de réalisation. L'accélération de la rotation du capital circulant ainsi réalisée permet d'augmenter la plus-value annuellement produite, si bien que le capital industriel ne subit pas nécessairement de pertes absolues en profit du fait de cette autonomie croissante. Mais il se constitue ainsi, à côté de la pression générale dans le sens d'une élévation de la composition organique du capital, des pressions dans le sens d'une diminution de la part du capital circulant dans le capital productif total et dans le sens d'une transformation du capital total en capital fixe, ce qui élève encore la composition organique du capital et exerce un effet à long terme défavorable sur le taux de profit.
Le gonflement de la sphère de circulation et de services dans le mode de production capitaliste remplit cependant une autre fonction. C'est un moyen inévitable d'extension permanente de l'économie monétaire et donc marchande et d'extension des rapports monnaie-marchandises dans des domaines qui lui étaient auparavant fermés :
« Plus la production en général devient production de marchandises, plus chacun doit et veut devenir mercantile, en faisant de l'argent soit avec son produit, soit avec ses services (si son produit ne peut avoir que cette forme, en raison de ses propriétés naturelles). Faire de l'argent devient alors le but ultime de toute espèce d'activité (voir Aristote). Dans la production capitaliste, la règle absolue devient, d'une part, la production des articles sous forme de marchandises et, d'autre part, le travail sous forme salariée. Un grand nombre de fonctions et d'activités, qui, parées d'une auréole et considérées comme une fin en soi, étaient naguère exercées gratuitement ou rémunérées de manière indirecte (en Angleterre, par exemple, les professions libérales, médecins, avocats, etc., ne pouvaient pas ou ne peuvent encore intenter une action en justice pour se faire payer) se transforment directement en travail salarié, si divers que soient leur contenu et leur rémunération, ou leur rémunération, ou bien tombent sous le coup des lois réglant le prix du salaire, pour ce qui est de l'estimation de leur valeur et du prix des différentes prestations, depuis celle de putain à celle du roi ». (Karl Marx, Résultats du procès de production immédiat.)
L'un après l'autre, l'artisanat indépendant, l'industrie à domicile, la petite entreprise agricole (entreprise pour l'autoconsommation), le petit commerce, la recherche scientifique, les services privés et la production de « biens de culture » sont soumis aux contraintes de « faire de l'argent comme commerce organisé ». Comme nous l'avons expliqué ci-dessus, ce procès atteint son point culminant à l'époque du troisième âge du capitalisme, par la commercialisation généralisée de l'art, de l'enseignement, de la recherche scientifique et des « professions libérales » exercées auparavant de manière individuelle. Alors que la réalisation et l'appropriation de la plus-value contenue dans la masse totale de marchandises produites n'est plus possible qu'au moyen de l'inflation permanente, il se constitue par ailleurs une masse croissante de capitaux excédentaires non directement valorisables, que seule l'intervention de l'Etat bourgeois peut réintroduire temporairement dans la vie économique à des fins de mise en valeur. De plus en plus de branches industrielles vivent de contrats de l'Etat.
Dans le chapitre sur l'économie d'armements, nous avons insisté sur l'importance des contrats d'armement pour l'économie des USA après la Seconde guerre mondiale (le rôle joué pour l'économie d'armement à l'échelon international, pour surmonter définitivement la grande crise économique des années trente, n'a pas besoin d'être développé ici).
De plus en plus de projets de recherche scientifique sont immédiatement financés par la société. Des porte-parole des entrepreneurs britanniques ont même exigé une socialisation de presque tous les coûts de la recherche. De plus en plus d'investissements ne sont possibles que par intervention directe ou indirecte de l'Etat, non parce que la classe capitaliste manque de capital dans l'absolu, mais parce que les conditions de mise en valeur se sont à ce point détériorées que les risques de l'entrepreneur ne sont plus acceptés sans garantie étatique du profit. Le nouveau développement des forces productives à l'époque du troisième âge du capitalisme (à la suite de la troisième révolution technologique) a commencé à ébranler la base première du mode de production capitaliste, à savoir la production marchande généralisée, et ce de deux côtés à la fois. D'un côté, le progrès de la technique produit dans les pays industrialisés des manifestations de saturation qui poussent l'économie de marché ad absurdum. L'exemple de l'agriculture est ici le plus frappant. Depuis des dizaines d'années, il existe aux USA et au Canada un système artificiel de primes à la restriction de la production qui s'est étendue à l'Europe occidentale depuis la constitution de la Communauté Economique Européenne et qui prend maintenant pied au Japon. Comme le produit du travail, dont la valeur s'est fortement avilie, ne peut dépouiller sa forme marchande dans le cadre du mode de production capitaliste, le surplus croissant de ces produits ne peut être simplement distribué entre les nécessiteux des pays « riches », toujours nombreux, ni surtout entre les affamés des pays sous-développés. Il faut au contraire ériger un système absurde de subventions, qui entraîne aussi bien le freinage de la production de nouveaux produits de subsistance que la destruction de stocks déjà produits, qui limite artificiellement la consommation possible et, comme résultat final, n'assure même pas aux agriculteurs le revenu escompté par heure de travail effectuée.
La limitation systématique de la surface ensemencée et de la production des pays du monde les plus riches en agriculture dans les années 1969-1970, qui amena les terribles famines en Afrique et en Asie en 1973-1974, n'est que l'aboutissement logique de ce système absurde et inhumain.
D'autre part, la contradiction entre la socialisation croissante du travail et l'appropriation privée, qui donne naissance à une opposition objective entre la rationalité partielle et l'irrationalité globale du mode de production capitaliste, conduit, à l'époque du troisième âge du capitalisme, à une telle exacerbation de cette irrationalité globale qu'elle menace à moyen terme, non seulement la forme sociale existante, mais aussi la civilisation humaine toute entière. Un enfant comprend aisément qu'il est non seulement irrationnel et dénué de sens, mais aussi mortellement dangereux pour l'humanité d'autoriser « le rachat et la vente libres » de bombes nucléaires et de gaz asphyxiants. Et l'initiative privée fondée sur le profit, c'est-a-dire la production et la vente « libres » dans les domaines de vivres empoisonnés, de produits pharmaceutiques et de drogues nuisibles à la santé, d'automobiles peu sûres et de produits chimiques menaçant l'environnement, implique des menaces analogues de destruction de la race humaine.
Mais les experts se refusent à tirer de cette analyse les conséquences nécessaires pour l'ensemble de la société : les racines du mal se trouvent dans le maintien de la production marchande, c'est-à-dire dans la reconstruction de la capacité de travail sociale éclatée en travaux privés par le biais des lois du marché, c'est-à-dire dans la réification de tous les rapports humains, et dans la transformation des activités économiques de moyens pour atteindre une fin — satisfaction des besoins humains rationnels et élargissement des potentialités de vies humaines — en fins en soixii. Seule une socialisation immédiate de la production et sa soumission consciente aux besoins généraux de vie et de développement de tous les hommes, déterminés démocratiquement, pourraient amener un nouveau départ de la technologie et des sciences naturelles, qui impliquerait l'autoréalisation et non l'autodestruction des individus.
D'un point de vue purement économique, l'irrationalité objective du mode de production capitaliste découle de l'opposition entre l'évaluation des coûts de production « privés » au niveau de l'entreprise (et du trust), et l'ensemble des coûts réels directs et indirects, que cette production entraîne pour l'ensemble de la société, c'est-à-dire de l'opposition entre la rentabilité individuelle des firmes et le bilan coût-avantage pour l'ensemble de la société. Ces contradictions conduisent a un gaspillage gigantesque de ressources sociales, car les décisions d'investissements distinguent la « maximisation des bénéfices » de buts rationnels pour l'ensemble de la société tels l'économie maximale de travail social total et le développement optimal des possibilités et des talents de tous les individus.
Une économie politique bourgeoise opère à ce sujet avec la terminologie réifiée et mystificatrice des « rendements » créés par la production de « biens libres ».
La menace croissante que la technique contemporaine fait peser sur l'environnement est de ce fait ramenée à la rareté croissante de ces « biens libres », ou calculée comme « marchandises négatives » ou comme « rendements négatifs ». C'est par ce biais que doivent être en tout cas assurés l'avenir de la production marchande et la pérennité de l'économie de pénurie. La logique de ces fanatiques de l'économie de marché ne doit pas être discutée en détail, elle risque de toute façon d'avoir des implications inhumaines. Comme les trusts polluent l'air pour des raisons de maximisation du profit, il faudrait, d'après cette logique, remettre en question le droit élémentaire de chaque individu à l'air frais, et l'obliger à payer l'« accès » à ce « bien rare » par un « impôt ». En réalité, il s'agit précisément de créer pour la première fois la possibilité de satisfaire pleinement les besoins rationnels, c'est-à-dire d'éviter un gaspillage formidable en émancipant la production des contraintes qui découlent des calculs de rentabilité effectués par l'entreprise ou le trust séparément, c'est-à-dire des contraintes qui découlent de la propriété privée et de la production marchande.
Il est plus que douteux que dans ces conditions, avec une planification consciente et démocratique, « l'explosion démographique » et la « montagne de biens » continueraient à menacer l'air, l'eau, la terre et l'homme. Comme nous l'avons déjà développé au chapitre XVI, ce ne sont pas les sciences naturelles et la technologie contemporaine en tant que telles en soi, mais leur instrumentalisation capitaliste qui menacent la survie de l'humanité. La chasse aux rentes technologiques crée des conditions qui entrent en conflit direct avec la protection de la santé humaine. Elle contraint par exemple l'industrie chimique à jeter sur le marché de nouveaux produits synthétiques avant d'avoir eu le temps d'étudier complètement les risques biologiques et écologiques éventuels.
Marx l'avait déjà compris il y a plus de cent ans. Il écrivait alors que le capital ne pouvait se développer (lui-même et les forces productives) qu'en pillant et en sapant en même temps les deux sources de la richesse humaine : la terre et le travail.
À l'époque du troisième âge du capitalisme, ce pillage a pris des proportions incommensurables de même que la production marchande capitaliste. L'opposition entre la valeur d'échange et la valeur d'usage qui n'apparaissait qu'exceptionnellement à la lumière dans les périodes de crises, lors de la belle époque du capitalisme, est visible de manière permanente à l'époque du troisième âge du capitalisme. Alors que cette opposition apparaît de manière violente dans la production des moyens de destruction (non seulement des armes, mais de tous les moyens de destruction physique, psychique et morale des hommes), on la découvre aussi dans tous les domaines économiques, dans lesquels des priorités sociales et non plus des calculs de rentabilité d'entreprise déterminent l'activité. L'exemple le plus important sous ce rapport est sans aucun doute l'alunissage décidé par le président Kennedy, « quel qu'en soit le coût ». Les forces productives, les intérêts de l'humanité et les tendances de développement autonomes de la science poussent de plus en plus dans cette direction. Mais, dans le cadre du mode de production capitaliste, de telles tentatives sont condamnées à rester toujours marginales. La détermination des priorités par un petit groupe de représentants de la classe dominante menace de créer des causes supplémentaires de gaspillage de ressources matérielles et de mise en danger de l'existence humaine (que l'on songe à l'utilisation militaire des voyages dans l'espace, aux interventions biologique commandées par les appareils d'État et des intérêts privés, etc.)
Le projet d'une « carte perforée à vie » pour chaque individu, qui reproduit tous les « incidents » de la vie privée et sociale de manière simplifiée et mécanique, permet une surveillance rêvée, c'est-à-dire une suppression de la sphère privée individuelle évidemment hostile à l'individu, mais favorable au maintien de l'« ordre » social existant.
L'imbrication de l'appropriation privée et de l'intervention économique de l'État - dont nous avons déjà présenté l'effet idéologique dans le chapitre XVI – a cependant aussi des conséquences économiques qu'il convient d'étudier de plus près. La propriété privée capitaliste et la concurrence entre les « nombreux capitaux » conduisent à un calcul exact à l'intérieur de l'entreprise et à une rationalisation partielle engendrant la diminution des coûts de production. L'économie la plus stricte dans l'emploi des ressources matérielles et humaines est ici le principe dominant.
Mais dans le domaine de l'État, dans lequel il n'y a pas de contrainte objective sociale pour réduire constamment les coûts, c'est le principe de l'économie d'allocation budgétaire qui domine. Il implique le gaspillage des ressources dans la mesure où les individus employés dans ce secteur sont intéressés matériellement à l'élévation de ces budgets, dans la mesure où ils restent soumis à la tendance générale à l'enrichissement privé dans une société fondée sur la production de marchandisesxiii. Cette contradiction est économiquement renforcée du fait que l'augmentation de ces budgets peut faire du secteur public une source d'élévation des profits des trusts et des capitalistes privés et qu'elle peut améliorer leur compétitivité par rapport à d'autres capitalistesxiv. Ainsi, l'imbrication de secteurs économiques publics et de l'appropriation privée de la plus-value conduit à un accroissement de l'irrationalité du système d'ensemble - c'est-à-dire aussi à un accroissement du gaspillage des ressources économiques - qui ne peut pas être surmonté par la simulation de la rentabilité dans le secteur public.
La problématique fondamentale de l'imbrication de l'économie privée et de l'intervention économique de l'État dans le mode de production capitaliste doit être appréhendée d'un point de vue historique. Jadis, le capital, poussé par les contraintes de la concurrence, c'est-à-dire de la mise en valeur sur une échelle élargie, devançait le progrès technique, l'initiait, le dirigeait sur des voies productives et le tenait bien en main. La centralisation du capital (par exemple dans les banques) était largement supérieure à celle du procès de travail proprement dit. C'est là que résidait le fondement matériel du « laissez-faire » du capital au XIXe siècle. Aujourd'hui, le développement de la technique précède définitivement la centralisation des « nombreux capitaux ». La socialisation objective du travail et des méthodes de production les plus modernes rattrape et dépasse de plus en plus le niveau le plus avancé de la concentration et de la centralisation du capital. La propriété privée, la plus-value et l'accumulation du capital sont de plus en plus des obstacles à l'essor du développement des forces productives. La centralisation étatique (et demain supranationale) d'une partie du surproduit social est de nouveau - comme dans de multiples sociétés précapitalistes – une précondition matérielle à la poursuite du développement des forces productives.
Mais bien que la centralisation croissante de la plus-value sociale par l'État, à l'époque du troisième âge du capitalisme, soit plus adéquate à la socialisation objective du travail que la concurrence capitaliste privée, elle demeure cependant, elle aussi, en retard de plus en plus prononcé par rapport aux techniques les plus avancées. Ceci s'exprime le plus clairement par l'apparition des firmes multinationales et de leur expansion.
Le renforcement de l'État dans le troisième âge du capitalisme exprime donc à la fois la tentative du capital de surmonter ses contradictions internes devenues trop explosives et l'échec obligatoire de cette tentative. Seule une association mondiale des producteurs est aujourd'hui compatible avec le niveau atteint par le développement des forces productives matérielles et la socialisation objective du travail. Toute « solution intermédiaire » supprime la concurrence (c'est-à-dire l'anarchie de la production) à un niveau donné, pour la reproduire à un niveau plus élevé avec une force explosive d'autant plus destructrice. Ceci est tout aussi vrai pour l'État bourgeois d'aujourd'hui que pour les firmes multinationales.
Dans la mesure où la croissance des forces productives entre de plus en plus en conflit avec la forme marchande de la production, avec son appropriation privée, et avec la détermination des priorités de production par la rentabilité de chaque grand trust prise séparément, elle se heurte également à la forme marchande de la force de travail. Comme nous l'avons montré au chapitre VIII, l'ossification de la division et de la qualification du travail, par la survie du salariat et la recherche de la plus-value est tout autant poussé ad absurdum en présence de l'accélération de l'innovation technologique, que la forme marchande du beurre ou des pommes l'est par leur surproduction permanente en Europe occidentale. La nécessité du recyclage périodique, qui ressort de la transformation constante de la technique fondamentale du travail, s'étend aussi aux domaines du travail intellectuel et suscite, même dans le cadre des plans de réforme capitalistes de l'université, des projets marginaux d'étude permanente à temps partiel, qui confirment une des prédictions de Marx. Mais dans le contexte des rapports de production capitalistes, cette tendance potentielle ne peut se réaliser. Elle est accompagnée et étouffée par la tendance inverse de rentabilisation « immédiate » de l'université et de l'enseignement en général.
La contrainte objective au prolongement de l'apprentissage à la plus grande partie de la vie sape aussi le caractère privé de la « propriété » de la qualification du travail. Il avait un sens aussi longtemps que cette qualification individuelle était essentiellement fonction de l'effort individuel - et que son acquisition était payée par la famille (ou l'individu lui-même). Aujourd'hui cependant, les coûts de production de la qualification individuelle sont, pour la plus grande part, socialisés. L'écrasante majorité des inventeurs, chercheurs, savants et médecins n'auraient pu réaliser ce qu'ils ont réalisé si des centaines de milliers, voire des millions de travailleurs n'avaient pas produit les laboratoires, locaux, machines, appareils, instruments et matériaux avec lesquels ils travaillent ; si le surproduit social produit par la masse totale des producteurs ne leur avait pas assuré le temps de travail dégagé des contraintes de production de la subsistance immédiate, sans lequel ils n'auraient pu mener à bien leur travail scientifique ; si enfin les générations anciennes et contemporaines d'inventeurs, de chercheurs, de savants et de médecins n'avaient pas fourni le travail intellectuel de préparation et d'aide nécessaire, sans lequel l'activité scientifique individuelle serait impossible.
Chaque savant contemporain ne peut, de ce fait, réaliser ses talents et sa qualification privés que comme fraction de la capacité de travail globale de toute la société. C'est précisément dans le domaine du travail intellectuel que la socialisation du procès de travail apparaît de manière particulièrement nette. Elle ôte toute raison d'être à la division socio-hiérarchique du travail entre « producteurs » et « administrateurs », entre créateurs « matériels » mal payés et « intellectuels » bien rémunérésxv.
Mais la remise en cause objective de la division du travail capitaliste et du caractère marchand de la force de travail, qui représente la forme spécifique sous laquelle cette division du travail se manifeste en régime capitaliste, prend encore un autre aspect inattendu, confirmant l'analyse de Marxxvi. Comme la force productive de l'individu s'émancipe de façon croissante de l'effort individuel physique et nerveux (de la dépense d'énergie), et devient davantage fonction de l'appareillage technico-scientifique d'un coté et de la qualification technico-scientifique de l'individu de l'autre, la frontière entre temps de travail et loisir devient de plus en plus floue. Le résultat objectif des entreprises et des branches industrielles les plus développées devient fonction de l'attention et de l'intérêt des travailleurs pour leur travail, qui croissent en raison inverse de la durée du temps de travail et de son degré d'aliénation, et en raison directe de la possibilité d'affirmation de soi et d'autodétermination des collectifs de travail. L'évolution technique implique même que le rendement du travail dépend de plus en plus de la croissance des loisirs, aussi bien dans le sens où le loisir est temps de formation, que dans le sens où il est développement des talents, vœux et désirs individuels qui sont précisément les seuls à pouvoir constamment élargir l'intérêt et la potentialité d'un travail créateur. Avec le déclin du travail mécanique répétitif lié à l'automation, le temps de travail strictement mesuré - le moyen d'arracher à chaque producteur le maximum de surtravail - est de même condamné à dépérir.
L'organisation du travail fondée sur la chaîne, la taylorisation et la parcellisation du travail interne à l'entreprise ne répondait ni à un besoin technico-scientifique inévitable, ni à la contrainte d'épargner au maximum le travail vivant. Elle correspondait beaucoup plus au but capitaliste de lier une forte baisse des coûts de production à un accroissement maximal des profits revenant aux firmes utilisant ces techniques. Ceci implique la contrainte d'un contrôle total et d'une régulation centrale du procès de travail dans l'entreprise, c'est-à-dire la réduction du producteur individuel à une sous-partie presque totalement mécanisée et facilement quantifiable de la machine d'ensemblexvii. Dans les entreprises semi ou totalement automatisées, la fonction de la force de travail vivante de maintien de la valeur et du capital est cependant plus importante que la fonction de création de valeur, car ces entreprises s'approprient essentiellement une part de la plus-value produite ailleurs. L'immense machinerie complexe et chère qui doit être dirigée et maintenue en état par la force de travail vivante de telles entreprises exige une attention et un soin extrêmes, qui ne sont pas assurés de manière purement mécanique et ne peuvent être acquis rapidement. C'est pourquoi, dans de telles entreprises, une fluctuation du travail relativement élevée et un degré important d'indifférence vis-à-vis du contenu du travail et de la machinerie devient un danger pour le maintien de la substance du capital, comme ceci est le cas, en partie, dans les entreprises des industries de précision et d'aérospatiale ainsi que partout où la qualité supérieure et l'élimination radicale du déchet sont une condition pour la réalisation de la valeur d'échange et de la plus-value (déterminent une valeur d'usage sans laquelle la valeur d'échange ne peut être réalisée).
Dans ces conditions, les capitalistes qui contrôlent de telles firmes commencent de plus en plus à expérimenter des techniques « d'enrichissement de l'emploi », de mobilité du travail à la chaîne, etc. Ceci correspond donc non seulement au souhait d'« éliminer les tensions sociales » et d'atténuer le caractère explosif de crise des rapports de production capitalistes, mais aussi aux exigences plus directes et plus immédiates de la maximisation du profit.
Mais dans des rapports de production capitalistes, c'est-à-dire propriété privée des moyens de production, appropriation privée des marchandises et de la plus-value, concurrence des nombreux capitaux et contrainte d'accumulation, toujours parfaitement valables au cours du troisième âge du capitalisme, la soumission de la force de travail au capital, c'est-à-dire l'organisation du travail déterminée par les besoins de la mise en valeur, ne peuvent dépérir.
La forme capitaliste de la division du travail sociale - entre les producteurs de plus-value et tous ceux dont la tâche est d'assurer, d'élargir le procès de mise en valeur et d'en tirer profit - aboutit à une structure hiérarchisée de l'entreprise, établie sur la stricte observation de la rationalité partielle et du critère de performance. Les tendances objectives à une socialisation et à une qualification supérieure du travail, qui sont inhérentes à la troisième révolution technologique, se heurtent de manière particulièrement violente à cette structure archaïque de l'entreprise.
La capacité de travail sociale se trouve aujourd'hui plus que jamais sous le pouvoir de commandement du capital, au lieu de se manifester par des producteurs librement associés, et d'être autogérée, et dirigée de manière consciente, c'est-à-dire planifiée. Ceci est en fait le talon d'Achille du capitalisme contemporain, même en cas de conjoncture « la plus favorable », de croissance la plus rapide et d'accroissement important de la « consommation de masse ». Plus le travail peut s'accomplir de manière objectivement socialisée et organisée sur la base d'une coopération consciente, d'une manière rationnelle pour l'ensemble de la société, plus la pénurie immédiate disparaît, plus le niveau de formation et le degré de qualification du producteur moyen sont élevés et plus la soumission immédiate, dans l'organisation technique, du travail au capital, sans laquelle la soumission socio-économique elle-même peut être de moins en moins réalisée, devient insupportable.
La crise des rapports de production capitalistes s'exprime de ce fait logiquement dans une crise de l'autorité de l'entrepreneur et de la structure de l'entreprise. Et bien que le capital tente d'enrayer cette crise et de la contenir dans des formes supportables pour le système, une nouvelle tendance de développement de la lutte de classes s'en dégage qui exprime et renforce cette crise, et qui peut se transformer en point de départ de mouvements de masse anticapitalistes des salariés.
Le centre de gravité de la lutte de classe se déplace des problèmes de la répartition du revenu national entre salaire et plus-value vers la remise en question du droit du patronat de disposer des machines et de la force de travail. Le nombre des conflits directs du travail provoqués par le refus des salariés de reconnaître le droit du capital de réduire les emplois, de transférer les machines et les commandes, de déterminer les cadences de la chaîne, de changer l'organisation du travail, de réviser le système de rémunération, d'élargir l'écart entre les salaires et les traitements les plus élevés et les plus faibles, de fermer les entreprises dites non rentables, s'accroît constamment.
Mais le mode de production capitaliste n'est pas constitué par des unités de production reliées entre elles de manière seulement occasionnelle. Le degré de socialisation objective du travail atteint rend impossible pour la classe ouvrière, aussi bien d'un point de vue économique que social, la reprise du contrôle réel sur les moyens de production qu'elle fait tourner, au seul niveau de chaque entreprise séparément.
La manière dont l'Etat, en tant que représentant collectif du capital, influence les conditions de travail et de rémunération de la classe ouvrière (hausse des prix, fiscalité, inflation, politique de l'emploi, du crédit, de la monnaie, du commerce extérieur, de l'agriculture, etc.) est de ce fait une école des formes supérieures de lutte de classe pour le prolétariat. La lutte pour le pouvoir de disposition sur les moyens de production se relie ainsi à la lutte pour la conquête du pouvoir politique, pour la suppression du mode de production capitaliste dans son ensemble, et pour la disparition de l'économie marchande et monétaire, et de la division sociale du travail.
La contradiction croissante entre le travail objectivement socialisé et l'appropriation privée est stimulée non seulement par la troisième révolution technologique, par le besoin impératif en travail technique hautement qualifié et par l'élargissement de l'horizon culturel et politique des salariés, mais aussi par le gouffre entre l'abondance potentielle d'un côté et l'aliénation croissante de l'autre. Alors que l'objectif essentiel des luttes des travailleurs, à l'époque du capitalisme du XIXe siècle, était l'écart entre ce qui est et ce qui était, il est aujourd'hui l'écart entre ce qui est et ce qui serait possible. Au regard de l'abondance potentielle et du développement possible de toutes les forces créatrices de l'individu, le fait de devoir s'épuiser dans une production de biens de qualité douteuse, l'isolement dans la masse, la peur largement répandue, aussi bien chez les travailleurs que chez les capitalistes, née de la répression de la libre détermination correspondant à la généralisation de l'insécurité et des contraintes de performance, de conformisme et de réussite, et accompagnée des sentiments d'échec résultant de ces contraintes, l'irritation devant la publicité tendant à différencier constamment la consommation et devant la crise des transports en commun, deviennent de plus en plus insupportables. C'est au moment où les chances de développement propre de l'individu seraient incomparablement plus faciles à réaliser que jamais auparavant, qu'elles semblent le plus s'éloigner.
Pour Marx, l'aliénation n'est pas seulement une catégorie subjective mais aussi objective. Même un individu n'ayant pas conscience de son aliénation demeure aliéné. Et comme cet état de fait objectif est à la longue plus fort que toutes les manipulations, il finit par faire naître à partir de l'aliénation objective du travail dans le capitalisme - renforcée par les manifestations d'aliénation dans les sphères de la consommation, des loisirs et de la superstructure - la possibilité de la prise de conscience par les salariés de l'aliénation qu'ils subissent, c'est-à-dire la possibilité d'une conscience de classe, c'est-à-dire en définitive, la possibilité de réaliser l'émancipation socialiste. Même dans des conditions de « prospérité » prolongée, les contradictions fondamentales du capitalisme se sont avérées, à notre époque, insolubles et irréductibles. Le travailleur ne pourra jamais se satisfaire d'un temps de travail qui lui apparaît comme du temps de vie perdu, d'un procès de travail sous la contrainte, d'une structure de l'entreprise qui ne lui garantit qu'un statut de rouage obéissant.
Lorsque des salariés remettent en question l'autorité du patronat, non seulement sur un plan moral et politique, mais aussi par leur comportement pratique dans l'entreprise, cela exprime une crise profonde des rapports de production capitalistes. Lorsque la masse des salariés conteste nationalement et internationalement les valeurs fondamentales et les priorités qui sont propres au mode de production capitaliste, ceci caractérise de même une crise de ces rapports de production. La contestation des rapports de production capitalistes dans leur totalité s'exprime surtout sous trois formes dans la phase de montée de la révolution sociale :
1. Une remise en question critique de l'opposition entre l'abondance croissante de biens de consommation et de sous-développement évident de la consommation sociale (services collectifs). Cet état de fait, reconnu même par les libéraux, joue un rôle important dans la contestation des idéologies bourgeoises et petite-bourgeoises qui reposent sur la proclamation de la légitimité et de la supériorité de l'« entreprise libre » et de l'« économie de marché ». L'accroissement des besoins, provoqué par le développement des forces productives, et la durée même de la haute conjoncture, ont accordé une importance croissante à certains services - santé, logement, enseignement, transports en commun, loisirs -, non seulement dans la structure de consommation « objective », mais aussi dans la conscience des salariés. De par leur nature, ces besoins ne peuvent être satisfaits que de manière marginale par la production marchande capitaliste. Ils sont, pour la même raison, systématiquement « sous-développés » quantitativement ou qualitativement par l'économie capitaliste. Ceci renforce à son tour la pression en faveur d'une satisfaction collective et publique de ces besoins, et soulève le problème de la socialisation totale des coûts de leur satisfaction comme priorité sociale. C'est ainsi que surgit la lutte pour le développement d'une forme de distribution nouvelle, profondément opposée au mode de production et de distribution capitalistes : la satisfaction optimale des besoins éliminant les mécanismes du marché, la gratuité de services de santé, d'enseignement, de transports en commun, de logement, etc. de haute qualité. L'argument bourgeois dogmatique du politicien britannique Enoch Powell selon lequel les besoins de soins de santé seraient « illimités », et devraient donc voir déterminer leur « prix » par une « économie de marché libre », est aujourd'hui ressenti comme barbare par la majorité de la population de nombreux pays industrialisés, sinon par la plupart d'entre eux.
2. Une remise en question croissante des mécanismes qui déterminent la nature et la destination des investissements. Théoriquement, les capitaux refluent, dans le mode de production capitaliste, des secteurs réalisant un taux de profit inférieur à la moyenne vers ceux qui réalisent un taux supérieur à cette moyenne. Comme l'avance technologique suscite de tels surprofits, il est admis qu'un tel mécanisme favorise l'efficacité et la rationalité économique globale au moins jusqu'à un certain point dans la détermination des grandes masses d'investissement. En pratique cependant -comme nous l'avons expliqué plus haut - des masses d'investissement stratégiquement déterminantes sont éloignées par toute une série d'éléments particuliers de cette orientation (qui favoriserait au moins en partie la rationalité économique d'ensemble). Des situations de monopole et d'oligopole ont depuis longtemps supprimé l'identification relative entre réussite sur le marché et productivité maximale du travail. Les subventions d'État, la garantie étatique du profit des monopoles et l'inflation permanente influencent les décisions d'investissement des grandes firmes, dans un sens qui va souvent directement à l'encontre de l'accroissement de la rentabilité économique. La logique de la « concurrence monopoliste » et du « jeu stratégique » n'a plus grand-chose à faire avec celle de la diminution systématique des coûts de production. Dans ces conditions, il devient de plus en plus insupportable pour les salariés de voir les décisions d'investissements prises par un nombre toujours plus restreint de membres de conseil d'administration des grands trusts, et de les voir ainsi décider de l'emploi, des revenus et même de l'habitat de centaines de milliers de familles. La socialisation des décisions d'investissements - et la détermination publique et démocratique des priorités sociales qui y président - devient de même une exigence d'un nombre toujours plus élevé de salariés, qui fait éclater tendanciellement les rapports de production capitalistes.
3. La contradiction entre la dépendance croissante des grands trusts vis-à-vis des subsides, des contrats et de l'aide de l'État dans des périodes de retournement de la conjoncture, et la garantie jalouse du secret commercial et bancaire par ces mêmes trusts, prend parfois déjà maintenant des formes explosives. La revendication de la levée du secret bancaire, de l'ouverture des livres de comptes, du contrôle ouvrier sur la production aussi bien au niveau de l'atelier, de l'entreprise et du trust que de l'ensemble de l'économie, surgit ainsi dans un nombre croissant de conflits et de grèves. Elle sape les fondements des rapports de production capitalistes, dans la mesure où elle s'attaque à la propriété privée, à la concurrence et au pouvoir du capital de disposer des moyens de production et des forces de travail. À ceci s'ajoute l'opposition croissante à la tendance à intégrer les syndicats dans l'appareil d'État et à limiter, voire supprimer, leur liberté de négociation et l'exercice illimité du droit de grève.
La crise de l'État national bourgeois constitue une partie intégrante de la crise des rapports de production capitalistes. L'internationalisation croissante des forces productives, l'insatisfaction profonde des besoins fondamentaux de la masse des habitants des semi-colonies, les menaces formidables qui pèsent sur l'environnement et qui ne peuvent déjà plus être supprimées ni même appréhendées à l'échelon national, tout cela exige une planification consciente de l'emploi des ressources économiques fondamentales à l'échelon mondial. Mais la survie de l'Etat national est tout aussi liée à la concurrence capitaliste et à la production marchande que la fabrication de marchandises inutiles et nuisibles, ou la mise en jachère de formidables ressources économiques par le chômage et le sous-emploi des machines et d'autres moyens de production.
Tous ces problèmes demeurent insolubles, tant que l'on n'arrache pas au capital le pouvoir de disposer des forces productives. L'appropriation des moyens de production par les producteurs associés, l'utilisation planifiée de ces moyens d'après des priorités déterminées démocratiquement par la masse des travailleurs, la diminution radicale du temps de travail comme condition d'une véritable autogestion dans l'économie et dans la société, le dépérissement de la production marchande et de l'économie monétaire sont les conditions de leur solution. La suppression des rapports de production capitalistes sera le but essentiel des mouvements de masse révolutionnaires du prolétariat qui s'annoncent.
i Karl Marx : « […] dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs force productives matérielles. L'ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société […] » Contribution à la critique de l'économie politique.
ii Karl Marx : « Étant donné que la valeur constitue la base du capital et qu'il n'existe donc nécessairement que par l'échange contre une contre-valeur, il se repousse lui-même nécessairement. Un capital universel, sans d'autres capitaux lui faisant face avec lesquels il procéderait à des échanges - et, dans notre perspective, il n'a pour l'instant en face de lui que lui-même ou du travail salarié -, et donc une absurdité radicale. La répulsion mutuelle des capitaux se trouve dans le capital en tant que valeur d'échange réalisé. » (Grundrisse) Voir aussi le passage des Grundrisse, déjà cité : « Le capital n'existe et ne peut exister qu'en étant divisé en d'innombrables capitaux : c'est pourquoi il est conditionné par l'action et la réaction des uns sur les autres »
iii Karl Marx : « Dans la formule capital-profit, ou, mieux capital-intérêt, terre-rente foncière, travail-salaire, dans cette trinité économique qui veut établir la connexion interne entre les éléments de valeur et de richesse et leurs sources, la mystification du mode capitaliste de production, la réification des rapports sociaux, l'imbrication immédiate des rapports de production matériels avec leur détermination historico-sociale se trouvent accomplies ; et c'est le monde enchanté et inversé, le monde à l'envers où monsieur le Capital et Madame la Terre, à la fois caractères sociaux, mais en même temps simples choses, dansent leur ronde fantomatique. » (Le Capital, Livre III)
iv Voir la polémique de Marx contre Proudhon : Misère de la philosophie. « Mais il était réservé à M. Proudhon et à son école de prôner très sérieusement la dégradation de l'argent et l'apothéose de la marchandise comme étant l'essence même du socialisme et de réduire ainsi le socialisme à une méconnaissance élémentaire de la nécessaire connexion entre la marchandise et l'argent. » (Karl Marx, Contribution à la critique de l'économie politique). « Dans ces deux chapitres, je démolis en même temps de fond en comble le socialisme de Proudhon, actuellement fashionable [à la mode] en France, qui veut laisser subsister la production privée, mais organiser l'échange des produits privés, qui veut la marchandise, mais pas l'argent. » Marx-Engels, Correspondance.
v Karl Marx : « En général, des objets d'utilité ne deviennent des marchandises que parce qu'ils sont les produits de travaux privés exécutés indépendamment les uns des autres. L'ensemble de ces travaux privés forme le travail social. Comme les producteurs n'entrent socialement en contact que par l'échange de leurs produits, ce n'est que dans les limites de cet échange que s'affirment d'abord les caractères sociaux de leurs travaux privés. Ou bien les travaux privés ne se manifestent en réalité comme divisions du travail social que par les rapports que l'échange établit entre les produits du travail et indirectement entre les producteurs. » (Le Capital, Livre I).
vi Friedrich Engels : « Moyens de production et production sont devenus essentiellement sociaux ; mais on les assujettit à une forme d'appropriation qui présuppose la production privée d'individus, dans laquelle donc chacun possède et porte au marché son propre produit. On assujettit le mode de production à cette forme d'appropriation bien qu'il en supprime la condition préalable. Dans cette contradiction, qui confère au nouveau mode de production son caractère capitaliste, gît déjà en germe toute la grande collision du présent. » (Socialisme scientifique et socialisme utopique)
vii Karl Marx : « Représentons-nous enfin une réunion d'hommes libres travaillant avec des moyens de production communs, et dépensant, d'après un plan concerté, leurs nombreuses forces individuelles comme une seule et même force de travail social. [...] Le temps de travail jouerait [...] un double rôle. D'un côté, sa distribution dans la société règle le rapport exact des diverses fonctions aux divers besoins. » (Le Capital, Livre I)
viii « À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n'en est que l'expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu' alors. De formes de développement des forces productives qu'ils étaient, ces rapports en deviennent des entraves. Alors s'ouvre une époque de révolution sociale. » (Karl Marx, préface à la Contribution à la critique de l'économie politique)
ix Pour rendre compte de manière exhaustive de cette dialectique, il faudrait ajouter les points suivants : 1. La maturité des forces productives existantes pour de nouveaux rapports de production socialisés est atteinte au niveau de l'économie mondiale impérialiste. 2. La crise sociale provoquée par cette maturité ne s'est pas développée simultanément, mais de manière discontinue dans le temps et l'espace, sous l'effet de la loi du développement inégal et combiné. Ceci implique la possibilité et la nécessité de concevoir des révolutions socialistes victorieuses d'abord dans le cadre national seulement. 3. Il en résulte alors une contradiction encore plus forte entre le développement international des forces productives et la tentative nationale de transformer les rapports de production. 4. Tous ces éléments supplémentaires de la dialectique forces productives/rapports de production continuent à réagir les uns sur les autres, etc.
x Karl Marx :« Deux traits caractéristiques distinguent d'emblée le mode de production capitaliste : Premièrement : sa production est une production marchande. Ce n'est pas le fait de produire des marchandises qui le distingue des autres modes de production ; mais c'est le fait d'être une marchandise qui constitue le caractère dominant et décisif de son produit. [...] Ce qui, deuxièmement, distingue spécialement le mode de production capitaliste, est que sa fin immédiate et son moteur déterminant est la production de plus-value. Le capital produit essentiellement du capital ; il ne le fait que dans la mesure où il produit de la plus-value. En étudiant la plus-value relative, ainsi que la conversion de la plus-value en profit, nous avons vu que ce principe est à la base du mode de production propre à l'ère capitaliste : forme particulière du développement des forces productives sociales du travail, mais en tant que forces autonomes du capital, face à l'ouvrier et en opposition directe avec son propre développement. » (Le Capital, Livre III)
xi « Si l'on utilisait des machines coûteuses pour produire une faible quantité de produits, elles n'agiraient pas comme force productive, puisqu'elles rendraient le produit plus cher que si l'on avait travaillé sans elles. Elles ne créent pas de plus-value, parce qu'elles ont de la valeur (puisque celle-ci est simplement remplacée), mais parce qu'elles augmentent le temps relatif en surplus, ou diminuent le temps de travail nécessaire. À mesure que leur nombre augmente, il faut donc qu'augmente la masse des produits et que diminue relativement le travail vivant utilisé. Plus la valeur du capital fixe est faible par rapport à son efficacité, plus il remplit son but. » (Karl Marx, Grundrisse)
xii Herbert Gintis, traitant avec intelligence du fétichisme de la marchandise (nous nous rapportons a un manuscrit encore inédit), montre à juste titre combien est trompeur l'axiome fondamental de l'économie politique bourgeoise, selon lequel toute consommation réalisée par une demande solvable serait ipso facto une consommation rationnelle. En conséquence, les tenants de ce dogme devraient juger que la mise en circulation de drogues dangereuses est « rationnelle », puisque celles-ci trouvent des acquéreurs. Marx avait déjà expliqué que la consommation est largement déterminée par la production, et que ses tendances de développement dépendent, de ce fait des rapports de production. Après Galbraith et Mishan, personne ne croit plus aujourd'hui au mythe de la « souveraineté des consommateurs ».
xiii Dans la mesure où, dans les sociétés de transition bureaucratisées de l'Est, la bureaucratie de l'État et de l'économie s'est soustraire avec succès au contrôle public - notamment celui que pourrait exercer la masse des producteurs, intéressés à une rationalité d'ensemble de l'économie de par la tendance évidente à vouloir économiser son temps de travail tout en améliorant son niveau de vie -, mais continue a manifester une tendance à l'enrichissement privé, du fait de la survie prolongée de l'économie monétaire et des normes de distribution bourgeoises, ce principe est aussi valable pour la bureaucratie de ces États.
xiv Par exemple, la combinaison d'un service de santé public et gratuit et d'une industrie pharmaceutique privée devient une machine d'enrichissement permanent des capitalistes de cette branche industrielle, qui peut ainsi élever notablement leur taux de profit vis-à-vis de celui d'autres branches de l'industrie chimique.
xv Des sociologues bourgeois s'en tiennent toujours à « l'ignorance » des travailleurs, ou à leur « sentiment d'ignorance » pour justifier la hiérarchie sociale - dont ils nient le plus souvent le caractère de classe - et sa nécessité (voir, par exemple, l'essai de Irving Louis Horowitz, « La conduite de la classe ouvrière aux États-Unis ». in Sociologie du Travail, 1911, n°3.)
xvi Voir le passage des Grundisse déjà cité, tome 11, op. cit., p. 199 : « L'économie réelle – l'épargne - consiste en épargne de temps de travail ; (minimum (et réduction à un minimum) de coûts de production) ; or, cette épargne est identique au développement de la force productive. Donc aucunement renonciation à la jouissance, mais développement de puissance, de capacités de production et donc aussi bien des capacités que des moyens de jouissance. »
xvii André Gorz a, sous ce rapport, tout à fait raison dans son développement « Technique, Techniciens et luttes de classes », in Critiques de Ia division du travail, Paris, Le Seuil, l973.